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à une très-grande majorité. La question n'est donc plus douteuse. Reste à savoir, ajoutait l'éminent jurisconsulte, s'il y a convenance à renvoyer le fait dont il s'agit devant la haute cour. Il n'hésitait pas à le penser. En effet, disait-il, l'attentat dont il s'agit est le plus grand qui puisse se commettre dans un pays libre. C'est un attentat à la souveraineté du peuple dans la personne de ses représentants, élus par le suffrage universel, et investis, à raison des circonstances, de tous les pouvoirs publics par la délégation la plus générale et la plus absolue. M. Dupin ajoutait encore qu'il était à regretter que la cour de cassation, dans le sein de laquelle on avait pris la haute cour, n'eût pas encore reçu son institution définitive. Il y avait, en effet, lieu de désirer qu'on pût confirmer par un article de loi à part l'organisation de cette cour, qui ne pouvait être sérieusement contestée, et sur laquelle le législateur avait toujours statué par des lois séparées. Cette institution aurait pour effet d'établir davantage aux yeux du public. et des accusés l'opinion de parfaite indépendance qui s'attachait déjà au caractère des magistrats désignés, et qui est surtout exigée dans le jugement des accusations politiques.

La discussion fut ouverte le 20 janvier. M. Eugène Raspail contesta à l'Assemblée nationale le droit de saisir la haute cour de justice de l'affaire du 15 mai; les prévenus, malgré les caractères particuliers de l'attentat dont ils étaient accusés, ne lui paraissaient justiciables que du jury et du jury parisien. Le jury parisien, par son intelligence, par ses connaissances spéciales, lui semblait seul en état d'apprécier la nature et la portée véritable des faits, et le Gouvernement, en convoquant la haute cour à Bourges, faisait à la fois preuve d'inintelligence, de mauvais vouloir pour les accusés, et de défiance pour la population parisienne. M. Raspail se portait garant de la tranquillité de Paris, et avec cette modération et cette réserve qui distinguent parfois son parti, il ajoutait que Paris donnait tous les jours la mesure de sa patience en tolérant la présence au pouvoir des ministres actuels.

M. Bonjean ne répondit pas à ces froides violences et se borna à réfuter les arguties juridiques dont le précédent orateur avait accompagné ses déclamations insultantes. M. Bonjean eut peu de peine à démontrer que le projet de loi ne violait aucun des prin

cipes du droit, qu'il était l'application de la Constitution, et que, conformément à la Constitution, l'Assemblée avait le droit et le devoir de saisir la haute cour de justice d'un attentat contre la représentation nationale.

M. Bonjean termina son discours par un argument décisif : il rappela que lors de la discussion de la Constitution, un des orateurs de la Montagne avait présenté un amendement portant que la haute cour de justice ne pourrait connaître que des faits postérieurs à la promulgation de la Constitution, et qu'il avait appuyé cet amendement sur le désir de ne pas enlever les prévenus du 15 mai à la juridiction du jury. L'Assemblée nationale, en repoussant l'amendement, préjugeait donc déjà la question qui lui était soumise aujourd'hui, et elle la résolvait dans le même sens que le projet de loi.

M. Ledru-Rollin reprit, mais avec modération et convenance, les sophismes de la gauche. C'est alors que, malgré les interruptions et les clameurs d'un côté de la Chambre, M. Dupin aîné, dont ces violences ne purent troubler l'argumentation puissante, vint développer les raisons si solides qu'il avait déjà exposées devant la commission. On peut résumer en ces quelques mots la savante discussion de l'éminent jurisconsulte.

La question se résout par un principe de jurisprudence et par un principe politique. Les lois n'ont point d'effet rétroactif, non sans doute; c'est-à-dire que je ne puis être recherché ni puni pour un fait antérieur à la loi qui a qualifié ce fait de délit ou de crime. La loi qui frappe ne réagit pas sur le passé; elle n'atteint que ce qui a lieu sous son empire, et son empire ne commence qu'au moment où elle est rendue et promulguée. Cela est vrai pour les dispositions pénales; c'est un principe d'éternelle justice; il y aurait barbarie et immoralité à me punir pour un fait qui n'avait point, aux yeux de la législation, le caractère de délit ou de crime quand je l'ai commis. Tout le monde est obligé de connaître la loi qui existe; personne n'est obligé de prévoir la loi qui n'existe pas.

Mais ces principes ne sont plus les mêmes quand il s'agit des lois de procédure et de compétence, car ces lois ne créent pas

une pénalité nouvelle; elles ont seulement pour but de rechercher si je suis coupable ou non, et d'assurer par de meilleures voies de procédure l'application de la pénalité ancienne à des faits que la loi qualifiait déjà de délits ou de crimes. On supprime des tribunaux, on en établit d'autres; la compétence change; la criminalité ne change pas; c'est donc une règle de jurisprudence qu'il n'y a point de rétroactivité à faire juger des faits anciens par un tribunal de nouvelle création. Ce n'est pas de la rétroactivité qu'on pourrait se plaindre, ce serait de l'iniquité, si le nouveau tribunal n'offrait point aux justiciables les garanties qu'ils ont droit d'exiger.

Il y a en outre ici un principe politique. C'est pour la sûreté de l'État qu'une haute cour nationale a été créée. Cette cour n'a point de juridiction propre et ordinaire. Il n'appartient qu'au pouvoir politique de la faire fonctionner. Elle ne peut être saisie ni par un réquisitoire du procureur-général, ni par un arrêt de renvoi. Elle ne se constitue qu'en vertu d'un décret rendu sur la demande du Gouvernement par le Pouvoir législatif. C'est un acte de souveraineté qui la met en mouvement. Tout est donc, dans ce cas, exceptionnel et extraordinaire comme le crime qui sollicite de telles mesures. M. Dupin fit remarquer, du reste, que cette juridiction exceptionnelle, sous une forme ou sous une autre, n'avait pas cessé, depuis cinquante ans, d'exister dans nos lois. On l'a appelée tantôt cour des pairs, tantôt haute cour nationale; toujours il y a eu un tribunal supérieur pour ces crimes qui menacent en quelque sorte l'État au cœur, et devant lesquels la justice ordinaire serait exposée à faiblir et à reculer. L'important est qu'en assurant la répression du crime, ces juridictions ne deviennent pas des instruments de tyrannie et de proscription.

La Montagne, car c'est le surnom emprunté à de mauvais jours, que se donnait l'extrême gauche dans l'Assemblée, la Montagne montra pendant tout ce discours qu'il n'y avait rien à répondre à la nerveuse dialectique de l'orateur. A mesure que les raisons abondaient plus fortes et plus décisives, des insultes indicibles, les clameurs inconvenantes descendaient des bancs de l'extrême gauche (20 janvier).

La lutte continua le 22 janvier. Elle fut plus vive que fertile en arguments nouveaux. MM. Dupont (de Bussac), Crémieux et Jules Favre soutinrent de nouveau que le projet violait le principe qui veut que les lois n'aient pas d'effet rétroactif. Il suffit à M. Rouler de reprendre et de résumer avec lucidité l'argumentation de M. Dupin aîné. Aux raisons de droit, M. Odilon Barrot ajouta des considérations politiques de la dernière évidence. N'était-il pas étrange, en effet, que les orateurs qui faisaient tant d'efforts pour paralyser, dès son début, la haute cour nationale, pour jeter de l'odieux sur cette juridiction nouvelle, eussent gardé le silence quand on discutait le chapitre de la Constitution qui l'établissait? Si la haute cour n'offrait pas aux accusés toutes les garanties désirables, si c'était un tribunal exceptionnel, une juridiction arbitraire, pourquoi ne l'avait-on pas démontré alors? On demandait encore quelles règles de procédure suivrait la haute cour. M. Barrot répondit: la procédure du Code d'instruction criminelle. La haute cour nationale n'était autre chose, en effet, qu'une cour d'assises suprême. En fait de procédure, elle n'aurait pas d'autre droit à suivre que le droit commun. M. Barrot n'établit pas avec moins de force que la haute cour, étant un grand jury national, ne pouvait pas être chargée soit de l'instruction, soit de l'accusation; que l'intérêt des accusés eux-mêmes demandait que l'instruction fût faite par les voies ordinaires et conformément au droit commun; et que l'intervention du pouvoir législatif, qui seul pouvait saisir la haute cour, ne devenait légale et possible qu'après la clôture de l'instruction, parce qu'alors seulement le pouvoir législatif pouvait porter un décret en connaissance de cause. S'armer, comme on avait essayé de le faire, de ce que l'instruction avait été faite suivant le droit.commun, et non pas par la haute cour de justice, pour contester la compétence de celle-ci, n'était-ce pas, en réalité, prétendre que le pouvoir législatif devait forcément saisir la cour nationale avant toute instruction? c'était lui contester le droit de faire usage de son pouvoir souverain.

Ces raisons déterminèrent la conviction de l'Assemblée, qui adopta, à la majorité de 466 voix contre 288, l'article premier du projet. L'adoption de cet article emportait l'adoption de la loi elle-même (22 janvier).

La haute cour de justice était ainsi définitivement constituée. Rappelons, en quelques mots, les éléments qui devaient la composer, d'après la Constitution.

La haute cour de justice est composée de cinq juges et de trente-six jurés. Les juges sont des membres de la cour de cassation, que cette dernière désigne chaque année dans les quinze premiers jours du mois de novembre, au scrutin secret et à la majorité absolue. Ces cinq juges font choix de leur président. Les magistrats remplissant les fonctions du ministère public sont désigués par le président de la République, lorsqu'il ne s'agit pas d'accusation portée contre lui ou contre ses ministres; enfin les jurés, au nombre de trente-six et quatre jurés suppléants, sont pris parmi les membres des conseils généraux des départements, au moyen d'un tirage au sort fait pour chaque département, en audience publique, par le président de la cour d'appel, et, à défaut de la cour d'appel, par le président du tribunal de première instance.

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