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de sa fondation par des missionnaires de culture grecque.' Cela concorde tout à fait aussi avec les caractéristiques de l'époque antonine. Au temps de Marc-Aurèle, la pensée et même la langue helléniques sont partout dominantes. C'est en grec que l'empereur écrit. En grec écrivent les meilleurs parmi les lettrés. La littérature latine, si brillante au siècle précédent, subit sous les Antonins une éclipse passagère, pour ne rayonner de nouveau qu'au Ie siècle. Quant à l'Église, le grec, à Rome même, demeure sa langue préférée. Tous ses écrivains, romains aussi bien qu'orientaux, se servent de celle-ci. L'épître de saint Clément, le Pasteur d'Hermas, les Apologies de saint Justin, sont en grec. Tous les titres d'ouvrages qui se lisent sur la statue de saint Hippolyte sont grecs. Les Actes des martyrs romains, Justin, Apollonius, sont grecs. La majorité des inscriptions des catacombes au IIe siècle est grecque. Les épitaphes de presque tous les papes de ce siècle, et même encore du siècle suivant, sont grecques. Au e siècle, seulement, le nombre des inscriptions latines commence à l'emporter dans les catacombes de Rome, et un livre chrétien est publié en latin dans cette ville. Tel est aussi l'aspect du Lyon gallo-romain et de l'Église lyonnaise, dépeint par la lettre, également grecque, de 177. Bien que les martyrs porteurs de noms latins y soient plus nombreux que les martyrs porteurs de noms grecs, cependant la langue grecque paraît parlée par les magistrats comme par les accusés chrétiens plus que la langue latine: un des martyrs, Sanctus, ayant répondu dans celle-ci, t 'Pouzïzy pwvn, la lettre a soin de le faire remarquer. De même, la lettre fait remarquer que l'écriteau porté dans l'amphithéâtre devant le martyr Attale est rédigé en latin, 'Popaïstí: la circonstance paraît assez exceptionnelle pour être notée.

On signalera dans la même lettre d'autres traits qui ont bien le caractère du Ie siècle. Les martyrs, à qui leurs chaînes servent de parure, sont comparés « à une mariée dans ses ornements frangés et brodés d'or. » L'Église, joyeuse de la conversion des renégats, est « la vierge mère, » tỷ napfévų unτpí, qui reçoit vivants les enfants qu'elle avait rejetés morts. Des images, des personnifications semblables se rencontrent dans d'autres écrits chrétiens contemporains de Marc-Aurèle. L'évêque phrygien Abercius, qui visita Rome sous cet empereur, compare cette ville à « une reine aux vêtements et aux chaussures dorés. » La foi le conduit, et la vierge pure, лapłévo; áyvǹ, lui présente la nourriture divine. Répondant au préfet de Rome, le martyr phrygien Hiérax, compagnon de saint Justin, dit : « Le Christ est notre père, et la foi au Christ est notre mere, » μήτηρ ἡ εἰς αὐτον πίστις. Le même langage

imagé, grec et oriental à la fois, se parle en ce temps à Rome, à Lyon, en Asie.

III.

La lettre de 177 s'encadre si bien dans le règne de Marc-Aurèle et correspond si exactement à la civilisation de cette époque, qu'on ne peut raisonnablement la mettre en doute qu'en démontrant qu'au temps de l'empereur philosophe les chrétiens ne furent point persécutés. Mais le contraire est l'évidence même. L'assertion de Tertullien, que Marc-Aurèle, après l'épisode de la Légion Fulminante, se déclara le protecteur des chrétiens, est inexacte, et procède d'une tactique familière à plusieurs apologistes, qui, pour concilier à leur cause la faveur des pouvoirs publics, s'efforçaient de démontrer que les bons empereurs furent tolérants et que les mauvais ont seuls persécuté. Les faits donnent un démenti à cette assertion, trop visiblement tendancieuse. Le seul point vrai, c'est que Marc-Aurèle, pas plus qu'aucun des empereurs du Ie siècle, ne promulgua d'édit de persécution. Mais sous son règne les lois existantes furent très souvent mises en mouvement contre les chrétiens. Le martyre de saint Justin à Rome en 163 n'est pas douteux. Polycrate d'Ephèse, Théophile d'Antioche, Méliton de Sardes, Denys de Corinthe, Athénagore, parlent de nombreux fidèles tués ou emprisonnés à cette époque 1. Les bagnes de Sardaigne étaient encore, sous Commode, remplis de forçats chrétiens qu'y avait envoyés le règne précédent. En 177, l'Église de Byzance voit périr un grand nombre de fidèles, arrêtés par l'ordre du gouverneur 2. Composant, vers 178, son Discours contre les chrétiens, Celse les montre « traqués de toutes parts, errants, vagabonds, recherchés parce qu'on veut en finir avec eux. » MarcAurèle, dans un passage célèbre des Pensées, parle du « faste tragique » avec lequel ils meurent 3. Les événements de Lyon ne sont, sur la mémoire de Marc-Aurèle, qu'une tache de sang mêlée à beaucoup d'autres 4 je ne vois pas quel intérêt on aurait à l'ef

facer.

Cela ne serait possible que si l'on signalait des détails suspects

1 Voir les textes dans mon Histoire des persécutions, t. I, 4o éd., p. 397-399. 2 Saint Epiphane, Haeres., LIV. Tillemont, Hist. des empereurs, t. II, 1691, place cet épisode en 171.

3 Ce qui fait dire sottement à Ernest Havet: Cela témoigne qu'on voyait alors beaucoup de ces morts, assez pour que les philosophes en fussent impatientés et agacés. Le Christianisme et ses origines, t. IV, p. 440.

»

La recrudescence de persécutions se remarque surtout vers 176.... Dans trois ou quatre ans la persécution atteindra le plus haut degré de fureur qu'elle ait connu avant Dèce. Renan, Marc-Aurèle, p. 279.

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dans la lettre des Églises. C'est ce qu'a essayé de faire M. Thompson. Il s'efforce d'y relever des erreurs de droit administratif ou de droit pénal. Un résumé rapide de cette lettre fera comprendre la fragilité des objections qu'il lui oppose.

Elle s'ouvre par un tableau du soulèvement populaire contre les chrétiens. Bientôt les arrestations commencent les duumvirs lyonnais, aidés par le tribun de la cohorte en garnison dans la ville, se saisissent de nombreux chrétiens, et, après un interrogatoire sommaire, les mettent en prison, en attendant le retour du légat. Celui-ci commande de rechercher les chrétiens de nouvelles arrestations ont lieu par son ordre. Avec les Lyonnais sont arrêtés des membres de l'Église de Vienne. Quelques esclaves païens, effrayés ou circonvenus, accusent leurs maîtres chrétiens de crimes horribles, festins de Thyeste, incestes d'Edipe. Mis à la torture, le plus grand nombre des captifs refusent de renier le Christ, et protestent de leur innocence; quelques-uns apostasient. Ces derniers sont retenus cependant en prison, à cause des crimes de droit commun dont les ont chargés les esclaves. Ayant appris que l'un des martyrs, Attale, est citoyen romain, le légat consulte l'empereur. Un rescrit de Marc-Aurèle lui indique la conduite à suivre punir ceux qui s'obstineront, relâcher ceux qui renieront. On recommence la procédure; mais, à la surprise des païens, les renégats se repentent et proclament leur foi comme les autres. Tous les survivants (car beaucoup ont péri en prison) sont livrés au supplice on décapite les citoyens romains, on livre aux bêtes les non citoyens. Les cadavres des martyrs sont laissés pendant six jours sans sépulture: puis on les brûle, et l'on jette leurs cendres dans le Rhône.

Rien, semble-t-il, de plus naturel et de mieux enchaîné que ce récit. Le critique américain est choqué de voir martyrisés à Lyon les habitants non seulement de cette ville, mais encore de Vienne, qui appartenait à une autre province, la Narbonnaise. Mais il ne fait pas attention que ces martyrs, arrêtés par les duumvirs de Lyon et par les soldats en garnison dans cette ville, s'y trouvaient eux-mêmes à ce moment, attirés peut-être par la proximité de la grande foire du 1er août. Inculpés de christianisme, ils devenaient justiciables des magistrals de la ville et de la province

1 Τοῦ χιλιάρχου, le tribun. Cette expression doit être remarquée. Elle montre qu'il n'y avait qu'un tribun militaire à Lyon. En effet, la garnison de cette ville se composait seulement d'une cohorte, la cohors XIII urbana, qui y séjournait depuis le commencement du 1er siècle (Tacite, Ann., III, 41; Hist., 1, 64; et Boissieu, Inscr. de Lyon, p. 355-362). L'expression employée est d'une parfaite exactitude.

où on les avait saisis, par conséquent des duumvirs de Lyon 1 et du légat de la Lyonnaise.

Le critique est encore choqué d'une autre phrase du récit : «<le gouverneur ordonna de nous rechercher tous. » Cela est contraire, dit-il, au conquirendi non sunt du rescrit de Trajan à Pline, d'après lequel les chrétiens devaient être jugés lorsqu'ils avaient été l'objet d'une accusation régulière, mais ne devaient pas être recherchés d'office. L'observation est exacte; mais il faut se souvenir de l'omnipotence relative dont jouissaient les gouverneurs, éloignés du siège du pouvoir central, et aussi de la facilité avec laquelle les prescriptions légales tombaient en désuétude. Cette facilité, et la nécessité de remettre sans cesse à neuf les anciennes lois, est un des faits les plus curieux de l'histoire du droit public romain. Le rescrit de Trajan à Pline avait cessé d'être observé dès le temps d'Hadrien, puisque celui-ci est obligé de le renouveler par un rescrit adressé à Minicius Fundanus; les prescriptions d'Hadrien étaient violées sous Antonin, puisqu'il se voit contraint de les rappeler dans de nouveaux rescrits envoyés à plusieurs villes grecques; les prescriptions d'Antonin étaient probablement tombées en désuétude sous Marc-Aurèle 2. Je viens de citer un passage de Celse, écrivant qu'à cette époque les chrétiens sont partout traqués, parce qu'on veut en finir avec eux. C'est pour régulariser la procédure entamée par le légat de la Lyonnaise que Marc-Aurèle lui rappelle la règle posée par ses prédécesseurs punir ceux qui persévèrent, absoudre ceux qui renient тobs μèv åñoτuμnavisoñvai, εἰ δὲ τινες ἀρνοῦντο, τούτους ἀπολυθῆναι. On remarquera qu'il passe sous silence l'interdiction de les rechercher d'office.

M. Thompson s'étonne de l'illégalité du supplice infligé au martyr Attale, qui, quoique citoyen romain, fut, sur la demande d'une plèbe fanatique, exposé aux bêtes. Le rédacteur de la lettre le reconnaît aussi bien que lui; car il dit que tous les martyrs qui avaient le droit de cité romaine furent décapités, et fait remarquer que, s'il en a été autrement d'Attale, c'est parce que le légat « voulut plaire à la multitude, » τῷ ὄχλῳ χαριζόμενος ὁ ἡγεμὼν. Ce détail ne convient pas, dit le critique, à une époque telle que celle des Antonins. Il oublie que les actes de faiblesse des gouverneurs

1 Les magistrats municipaux avaient qualité pour procéder aux premiers actes d'instruction, mais non pour juger définitivement. A Smyrne, en 155, saint Polycarpe est arrêté par l'irénarque de la ville. Sur ce rôle des magistrats municipaux, voir mes Dix leçons sur le martyre, 4o éd., p. 236 et 252. 2 Voir particulièrement l'Apologie adressée par Athenagore à Marc-Aurèle, et dans laquelle il se plaint des sycophantes, auteurs des dénonciations calomnieuses spécialement interdites par les rescrits de Trajan et d'Hadrien.

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romains sont de toutes les époques, et que, vingt-deux ans avant les événements de Lyon, sous le règne d'Antonin le Pieux, le proconsul d'Asie laissa brûler Polycarpe dans le stade de Smyrne avant que lui-même ait régulièrement prononcé la sentence.

Un autre sujet d'étonnement pour le critique américain est l'emploi de la torture contre les chrétiens de Lyon. On les torturait, dit-il, non pour leur arracher un aveu, comme aux autres accusés, mais pour les punir. Cela est inexact on les torturait non pour les punir, mais pour les contraindre par le fer et par le feu à renier leur foi. Que la torture fût ainsi détournée de son but, et employée illégalement, cela est de toute évidence; mais cette illégalité se retrouve à toutes les pages de l'histoire des persécutions, et fait partie des abus de force et des excès de pouvoir dont pendant trois siècles les chrétiens furent l'objet. Adhibetis tormenta ad confitendum, solis christianis ad negandum, dit Tertullien, qui dénonce cette « perversion du droit » et en proclame l'illégalité 1.

M. Thompson s'étonne encore que le feu, la chaise de fer rouge, aient été employés contre les martyrs de Lyon. « Sauf le cas de Polycarpe, qui fut « lynché, » il n'y a pas, dit-il, d'exemple de ce supplice appliqué aux chrétiens avant la persécution de Dèce. » Rien encore de plus inexact : le supplice du feu, introduit, semblet-il, au commencement de l'Empire, fut toujours légal depuis ce moment, aussi légal que l'exposition aux bêtes, et à toute époque on le fit souffrir aux chrétiens. Sans remonter jusqu'à la persécution de Néron en 64, nous savons par saint Justin, par Clément d'Alexandrie, par Tertullien, qu'il y eut, de leur temps, beaucoup de martyrs par le feu. La lettre de l'Église de Smyrne sur le martyre de Polycarpe, en 155, ne raconte pas seulement le supplice de celui-ci, brûlé vif par la foule ameutée; elle s'ouvre par le récit des supplices réguliers infligés quelques jours auparavant à plusieurs chrétiens asiatiques, livrés à divers tourments avant d'être dévorés par les bêtes : « le feu de leurs bourreaux inhumains leur semblait de la fraîcheur, » dit le narrateur contemporain, tò πup ἦν αὐτοῖς ψυχρὸν τὸ τῶν ἀπανθρώπων βασανιστῶν.

Un dernier trait paraît invraisemblable à M. Thompson: la sépulture refusée aux martyrs. Il oublie que, en droit strict, tout condamné à la peine capitale était privé de sépulture 2. Les magistrats avaient la faculté de s'écarter de cette règle, et fréquemment accordaient aux parents ou aux amis la permission d'in

1 Ista perversitas... quae vos adversus formam, adversus naturam judi

candi, contra ipsas quoque leges ministrat. » Tertullien, Apol., 2.

* Mommsen, Le Droit pénal romain, trad. franç., t. III, 1907, p. 338.

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