Slike stranica
PDF
ePub

Permettez-moi, lui dis-je, de vous faire remarquer ce que nous faisons depuis quelque temps dans cette enceinte. (Très-bien.) La France a peut-être le droit de nous demander un compte sévère de la manière dont nous remplissons le mandat qu'elle nous a confié et dont nous employons le temps qui nous reste. (Approbation vivement renouvelée.) La situation est grave, on nous le dit, on le répète de toutes parts. Eh bien! depuis que nous sommes aux affaires, pas un seul jour ne s'est passé sans que nous avons été appelés à cette tribune sur des interpellations, des incidents, des anecdotes indignes de vous et de nous. (C'est vrai! trèsbien.)

J'avais rencontré le sentiment de l'Assemblée qui commençait à se fatiguer de cet étrange abus du droit d'interpellation. M. Jules Favre le sentit et se tut. Les habiles de la montagne avaient-ils été encouragés à exploiter l'incident des cartons par quelques négociations secrètes avec l'Elysée, il me serait difficile de répondre à cette question. Il est certain que, depuis le premier jusqu'au dernier jour de sa présidence, Louis-Napoléon entretenait des rapports tantôt directs et personnels, tantôt par intermédiaires, avec plusieurs membres de la montagne; de quelle nature étaient ces rapports, quelle influence ont-ils eue sur` les votes de cette partie de l'Assemblée ? nous n'en avons rien su et j'avoue que je m'en préoccupais fort peu. Peut-être avais-je tort?

RETRAIT DU PROJET DE LOI CARNOT SUR L'ENSEIGNEMENT

L'Assemblée était évidemment dans un état de crise intérieure; elle se cherchait en quelque sorte. L'élection de Napoléon pour président de la République y avait jeté un trouble général, les partis se décompo

saient et se recomposaient sur de nouvelles données; le parti montagnard ou jacobin essayait, comme on vient de le voir, de s'emparer de la force populaire personnifiée dans le président. Le parti de la République modérée, celui qui, jusqu'à ce jour, avait dominé dans l'Assemblée et gouverné le pays, s'adressait à moi par ses hommes les plus accrédités et m'offrait son concours plein et sans réserve, sous la seule condition que je m'identifierais avec lui et l'aiderais à prolonger l'existence de la Constituante. Les conservateurs de toute nuance, les légitimistes, comme les orléanistes, au contraire, partageant ce sentiment de malaise qui entraînait la société presque tout entière vers un changement, se ruaient contre cette Assemblée et appelaient avec ardeur le terme de son existence.

J'aurais pu ruser avec cette situation, ne me livrer à aucun parti, donner des paroles et des espérances à tous; je préférai prendre au début une position franche et nette. Je déclarai aux républicains modérés qui m'offraient leur concours que j'étais tout disposé à marcher d'accord avec eux, mais que la Constituante avait accompli son œuvre, et fait son temps; que pour résister au mouvement des esprits qui appelaient son remplacement, il faudrait entamer une lutte au bout de laquelle étaient des violences, dont je ne me sentais pas capable, et un long parlement dont l'Assemblée existante n'offrait même pas les éléments les plus indispensables. Je refusai donc catégoriquement de me soumettre à la condition qu'ils mettaient à leur concours et leur déclarai que j'appuierais, loin de la combattre, la proposition déjà déposée par un membre, M. Rateau, proposition qui avait pour but de fixer le terme de l'existence de l'Assemblée constituante.

A partir de ce moment, nos rapports avec l'Assemblée devinrent difficiles et tendus.

Un projet de loi sur l'instruction publique avait été présenté par M. Carnot; l'œuvre se ressentait naturellement des préoccupations socialistes et démagogiques qui dominaient chez son auteur. La commission parlementaire que présidait M. Barthélemy Saint-Hilaire avait corrigé et presque renouvelé entièrement ce projet ; mais M. de Falloux ne pensa pas qu'il pût s'approprier le travail de la Commission pas plus que celui de M. Carnot; il forma une grande commission pour étudier et préparer un nouveau projet; il eut soin d'y appeler des hommes de toutes les opinions, et vint déclarer à l'Assemblée, au nom du gouvernement, qu'il retirait le projet dont elle était saisie. Ce fut l'étincelle qui provoqua l'explosion. A peine le ministre eut-il annoncé le retrait du projet de loi Carnot, que les cris: C'est un défi ! c'est un outrage à notre dignité! c'est une atteinte à notre souveraineté s'élevèrent d'une assez grande partie de l'Assemblée le président de la Commission monte à la tribune et déclare que dessaisir l'Assemblée d'un projet de loi qu'elle avait déclaré organique, comme se rattachant essentiellement à son œuvre constitutionnelle, et cela au moment où toutes les études étaient faites et où le rapport était prêt, c'était manquer à l'Assemblée. Voyant que le débat prenait le caractère d'un conflit de pouvoir, je montai à la tribune, non sans exciter un mouvement d'anxiété chez mes amis qui me voyaient engagé pour la première fois dans une lutte de prérogative avec l'Assemblée. Je m'exprimai ainsi :

Toutes les questions de pouvoir ont une haute gravité; je ne sais rien de plus dangereux que l'incertitude en pareille matière. Il importe que nous sachions qui nous sommes et quels sont les pouvoirs que la Constitution, notre loi à tous, nous donne aux uns et aux autres. (Très-bien!) Ne les exagé rons pas ces pouvoirs; mais ne les désertons pas lâchement :

ce n'est qu'à cette condition, et en nous respectant les uns les autres, que nous pourrons conserver notre dignité mutuelle. Que si nous nous contestons déjà nos pouvoirs; si, reprenant une opinion qui s'est trouvée en minorité dans l'Assemblée, sur l'initiative des lois, vous voulez rétracter les votes qui ont attribué ce droit d'initiative au pouvoir exécutif; si, après avoir vous-même déterminé l'étendue et l'indépendance de ce pouvoir, vous voulez maintenant n'en faire qu'un ministère subordonné et révocable par le seul fait de votre volonté, alors qu'on le dise franchement, qu'on ait le courage de sa pensée et qu'on accepte la responsabilité de la première atteinte qui aurait été portée à la Constitution que vous venez de voter.

Après ces paroles un peu hautaines, mais calculées pour bien fixer dès nos premiers pas la situation respective des pouvoirs et l'immense changement qu'avait apporté dans leurs rapports l'avénement d'un Président, sorti du suffrage universel, souverain et indépendant dans les limites de la Constitution, je démontrai, en peu de mots, que le ministère n'était pas obligé de défendre un projet qu'il n'approuvait pas; que le projet Carnot était devenu le nôtre par cela seul que nous étions le gouvernement; qu'il importait peu que la loi de l'instruction publique eût été classée parmi les lois organiques, que cela n'empêchait pas que le projet ne fût un projet ministériel, que, comme tel, le ministère pouvait par conséquent le maintenir ou le retirer, selon ses appréciations; que rien ne s'opposait à ce que ce même projet fùt repris par un membre; mais qu'alors il perdrait son caractère de projet ministériel et que nous n'en répondrions plus; que si on nous demandait pourquoi nous ne faisions pas nôtre le projet de M. Carnot, nous répondrions que c'était là une question de conviction et de conscience! (Rumeurs à gauche. Et la loi ! me crie la Montagne.)

Je n'ai pas recherché ni désiré la portion de pouvoirs qui m'est échue, dis-je froidement, me tournant vers l'extrême gauche, mais l'Assemblée peut être bien convaincue que je ne la laisserai jamais avilir, ni même amoindrir. Si, lorsque nous venons user à cette tribune d'un droit incontestable, vous nous répondez par un acte de colère, je dis que c'est là un triste symptôme. Je demande à l'Assemblée de respecter notre droit, comme nous sommes bien résolus à respecter le sien. Je m'oppose, en conséquence, pour la dignité de ce pouvoir, qui ne repose que momentanément dans nos mains et que nous devons transmettre intact et digne à nos successeurs, je m'oppose à la proposition d'un renvoi aux bureaux que je considère comme un blâme et comme la dénégation d'un droit qui nous appartient. (Mouvements divers.)

Ce langage était nouveau pour l'Assemblée, elle en fut impressionnée, ainsi que le dit le Moniteur, dans des sens bien différents.

L'objet du débat, tout important qu'il était, avait disparu en présence de la gravité de la question de pouvoirs. Vainement M. Dupont (de Bussac), le grand tacticien de la Montagne, essaya-t-il de nouveau de séparer le Président de son ministère.

Quant à moi, disait-il, je le déclare en mon nom et au nom de mes amis je fais une différence entière et complète entre le Président et son ministère (A gauche : Oui, oui, c'est vrai!); le jour où vous avez été nommés, j'ai dit, quant à moi, quelle était votre pensée, et j'ai déclaré que je ne m'y associerais pas; mais je prêterai aide et assistance au président de la République. (A gauche: Très-bien!)

Cette tactique, bien qu'elle fût acceptée et applaudie par la Montagne, donnait trop évidemment à faux pour réussir, car l'initiative législative ayant été, malgré une proposition contraire, conservée au Président, quand ses ministres proposaient ou retiraient un projet de loi, ils agissaient nécessairement en son

« PrethodnaNastavi »