HISTORIQUE 5-745-8 Paraissant tous les deux mois. Ne quid falsi audeat, ne quid veri non audeat historia. QUINZIÈME ANNÉE. TOME QUARANTE - DEUXIÈME Janvier-Avril 1890 PARIS ANCIENNE LIBRAIRIE GERMER BAILLIÈRE ET Cie 108, BOULEVARD SAINT-GERMAIN AU COIN DE LA RUE HAUTEFEUILLE 1890 L'ÉTAT SOCIAL EN PRUSSE JUSQU'A L'AVÈNEMENT DE FRÉDÉRIC-GUILLAUME III (1797) LES POPULATIONS RURALES ET LE SERVAGE Si la Révolution sociale de la fin du siècle dernier s'est produite en France, c'est qu'elle y avait été préparée par une évolution progressive, dont notre pays seul avait offert le spectacle. Depuis que cette vérité a été reconnue et proclamée par Tocqueville, les tableaux les plus saisissants nous ont montré les populations rurales de la France, à la fin du XVIe siècle, en proie à une misère sans bornes, mais déjà plus affranchies qu'ailleurs des liens de la féodalité. Elles comptent plus de petits propriétaires, plus de propriétaires libres, quoique encore accablés du poids des charges féodales qui sont restées le legs le plus lourd du moyen âge. La comparaison de cet état social avec celui qui subsistait dans le reste de l'Europe offre un intérêt particulier. Des travaux considérables parus récemment, en particulier les publications extraites des archives de l'État prussien', permettent de mieux préciser la condition des populations rurales en Prusse à la fin du siècle dernier. C'est la tâche que l'on se propose ici. Il faut tout d'abord se garder, particulièrement en Allemagne, 1. Publicationen aus den kæniglichen preussischen Staatsarchiven, II, XI, XXV, XXX. N. Stadelmann, Preussen's Kænige in ihrer Thætigkeit für die Landescultur. Leipzig, Hirzel, 1878-1887. Chacun de ces volumes comprend une série de documents originaux. Les notices qui les précèdent donnent, avec un résumé complet, des extraits de documents d'un grand intérêt. Ce travail laisse malheureusement trop percer la préoccupation de mettre en lumière beaucoup moins les misères de l'état social que les faibles tentatives faites par les souverains pour y remédier. Le titre même indique la tendance de l'ouvrage. REV. HISTOR. XLII. 1er FASC. 1 du brouillard des termes juridiques qui recouvre l'oppression de fait. La langue est riche, elle est même trop riche pour nommer le servage. La Leibeigenschaft désigne, dans son sens étroit, un état fort voisin de l'esclavage, dans lequel le seigneur peut vendre le serf sans la terre, dans lequel le serf n'est même point propriétaire des biens qu'il peut acquérir1. L'Erbunterthänigkeit, l'Eigenbehörigkeit, la Gutshörigkeit, la Gutspflichtigkeit désignent un état que l'on peut appeler la sujétion héréditaire. C'est la Glebae adscriptio; c'est la forme atténuée, c'est la forme la plus générale du servage prussien, à la fin du XVIIIe siècle, beaucoup plus rigoureux que le servage français à la même époque. Le trait essentiel, c'est l'interdiction effective, pour le serf, de quitter la terre sans l'autorisation du seigneur?. Mais les termes sont loin de conserver toujours leur sens précis3. On verra que, souvent, l'équivoque même est une arme, un moyen d'étendre le pouvoir arbitraire de l'aristocratie foncière. Il faut, avant tout, se bien représenter ce qu'était le régime de la propriété en Prusse et, l'on peut dire d'une façon générale, dans l'Allemagne du Nord. La constitution même du cadastre imposait à elle seule, sans parler de l'état social, des servitudes de tous genres aux populations rurales. Ce serait, en effet, se faire une idée très fausse de la répartition du sol que de se figurer la propriété individualisée 1. Voir plus loin, page 24, la réponse de la noblesse de Pomeranie à Frédéric II, en 1763, surtout le rapport de la chambre provinciale. Voir également la définition du servage dans le Mecklembourg (Sugenheim, Geschichte der Aufhebung der Leibeigenschaft, Saint-Pétersbourg, 1861, p. 431), à Minden, Ravensberg, Lingen, Paderborn (Meitzen, Der Boden und die landwirthschaftlichen Verhältnisse des preussischen Staates nach dem Gebietsumfange vor 1866. Berlin, 1868). On appelle aussi Leibeigenschaft dans un sens plus étendu la réunion de la sujétion héréditaire avec la condition décrite ci-dessous p. 4 (Unerbliche lassitische Verhaltnisse). Knapp, Die Bauernbefreiung und der Ursprung der Landarbeiter in den ælteren Theilen Preussen's. Leipzig, 1887, I, p. 27. 2. Voir particulièrement Privatschreiben des geheimen Cabinetsrathes Beyme an den Grosskanzler v. Goldbeck, du 22 novembre 1798. Dans les Publicationen aus den kæniglichen preussischen Staatsarchiven, XXX, p. 223. Le rapport de la Commission de législation, en date du 16 décembre 1799. Ibid., XXX, p. 41. 3. Sugenheim, p. 414. 4. Knapp, I, p. 65. |