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C'est ainsi que M. E. de Girardin payait à ce général sa dette de haine et de vengeance pour la suspension et l'emprisonnement, d'ailleurs assez peu motivés, dont il avait été frappé au lendemain des journées de Juin.

M. Eufaure comprit tout le parti que les concurrents du général Cavaignac ne manqueraient pas, à la veille de l'élection, de tirer de ce fàcheux incident, et il sentit la nécessité de déjouer cette tactique. La séance ne s'était terminée qu'à six heures et demie; c'est à cette heure que l'ordre du jour donnant au gouvernement au moins une demi-satisfaction avait été voté. Comment faire arriver ce vote en même temps que les mille et mille récits passionnés, plus ou moins véridiques, que la correspondance privée allait porter dans les départements? Pour se tirer de cet embarras, le ministre donna l'ordre de retarder le départ du courrier afin que la malle pùt emporter tout à la fois et le débat et le vote qui l'avait terminé.

Les bonapartistes, et à leur tête MM. Larabit, Boulay (de la Meurthe), ne manquèrent pas le lendemain de grossir cette affaire outre toute mesure et de la présenter comme un attentat à la liberté des élections. Le retard du courrier avait, disaient-ils, répandu l'alarme dans toutes les populations. En vain, le directeur général des postes rassura l'Assemblée sur ces alarmes prétendues, en affirmant que la plus parfaite tranquillité n'avait cessé de régner partout, et que les retards du courrier par suite d'accidents de route tout à fait étrangers à la politique étaient assez fréquents pour que le fait dont on se plaignait n'eût amené aucune sérieuse perturbation.

Les passions soulevées trouvaient là un aliment auquel elles ne voulaient pas renoncer si facilement: des interpellations violentes s'échangèrent entre les banes opposés de la Chambre, et le président eut de la peine.

à rétablir assez de calme pour faire voter la reprise de l'ordre du jour.

Il n'y avait cependant de condamnable dans tout cela que, d'une part, le fanatisme stupide de ces démagogues qui n'avaient pas songé qu'ils déshonoraient leur cause en proposant des récompenses pour des voleurs et des assassins; et, d'autre part, la mauvaise foi des partis qui se faisaient une arme contre le général Cavaignac d'un fait auquel ils savaient bien qu'il était étranger; mais les masses une fois excitées portent-elles dans leur jugement tant de calme et d'impartialité! Une voix s'écria au milieu du tumulte que chaque nom de voleur ou d'assassin porté sur les listes enlevait 20,000 suffrages au général Cavaignac; sans admettre cette exagération, et sans accorder que cet incident ait eu une influence marquée sur le résultat de l'élection qui était alors assuré, on ne peut cependant que le regretter.

Nous disons que le résultat de l'élection était certain, et, en effet, de jour en jour il devenait plus manifeste que le nom de Louis-Napoléon obtiendrait une éclatante majorité. Le courant, formé des opinions les plus contraires, était devenu irrésistible, aucune influence politique n'aurait pu ni le contenir, ni le détourner. Qu'on ne dise pas que tel ou tel personnage qui a appuyé cette élection en est politiquement responsable. Le résultat était hors de la portée de toute influence privée. MM. Molé et Thiers, par exemple, qui crurent devoir patronner hautement la candidature de LouisNapoléon par leurs journaux, par leur correspondance et par leurs amis, n'ont mérité pour cela ni reproche ni remerciement; car s'ils se fussent abstenus comme je l'ai fait moi-même, le dénouement eût été absolument le même.

Je ne sais sur quel renseignement lejournal la Patrie avait annoncé que j'étais chargé par le chef du pouvoir

exécutif, c'est-à-dire par le général Cavaignac, de composer un nouveau cabinet. Ce renseignement était complétement inexact. Il est bien vrai que le général m'avait demandé, une vingtaine de jours avant l'élection, une entrevue qui avait eu lieu dans un des bureaux de l'Assemblée; mais ayant reconnu dès les premiers mots que nous ne nous entendions pas sur les conditions fondamentales du pouvoir, la conversation n'avait pas été jusqu'à des ouvertures positives et encore moins jusqu'à des engagements réciproques. Aussi, le Moniteur du 18 novembre, rectifiant cette annonce de la Patrie, déclarait-il que le ministère existant était résolu à rester au pouvoir jusqu'à la proclamation du président, et à veiller jusque-là sur la sûreté publique.

Des efforts en sens contraire furent faits par quelques-uns de mes amis pour me faire prononcer en faveur de l'un des deux candidats. Je m'y refusai obstinément; je dus même faire insérer des rectifications et des démentis dans les journaux qui s'étaient avancés jusqu'à faire pressentir mon vote. La vérité est que j'éprouvais la même perplexité que tous les amis sérieux de la liberté éprouvaient alors. Nous flottions incertains entre le sentiment des impossibilités qui se rencontraient dans le gouvernement du général Cavaignac et les inquiétudes sérieuses que nous inspirait pour la liberté l'avènement d'un second Napoléon au pouvoir. Dans cette situation d'esprit, notre abstention était d'autant plus facile que nous sentions bien que la solution de ce redoutable problème était tout à fait en dehors de notre influence.

Du reste, le suffrage universel mis une seconde fois en pratique, et cette fois pour une élection unique, s'exerçait avec calme dans toute la France. On ne cite guère d'actes de violence ou même d'essais d'intimi

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dation qui aient eu lieu à l'occasion de cette élection : le public parisien conçut seulement quelques inquiétudes pour le jour de la réception du nouveau Président. Des bruits alarmants circulaient à ce sujet : on disait que le parti vaincu en appellerait à la force brutale du jugement sorti du scrutin. Dans la séance du 18 décembre, M. Marrast fut interpellé; on lui demanda s'il avait pris les précautions nécessaires pour assurer la libre et pacifique transmission du pouvoir, et le président répondit qu'il s'en fiait entièrement à la loyauté et à la fermeté du pouvoir exécutif existant; que, d'ailleurs, on n'attendait que l'arrivée des procès-verbaux de quelques départements éloignés, les Hautes et Basses-Alpes, l'Aveyron, le Lot, le HautRhin et la Corse, pour faire le rapport de l'élection.

En effet, le 21 décembre, M. Waldek-Rousseau, au nom de la commission chargée de dépouiller les procès-verbaux de tous les départements de la France, annonça que sur 7,317,344 suffrages exprimés, LouisNapoléon en avait obtenu 5,434,226, le général Cavaignac 1,448,107, et M. Ledru-Rollin 370,000. Le restant des suffrages se distribuait entre MM. Raspail qui en avait 36,000, Lamartine 17,000, et autres. En conséquence, Louis-Napoléon, ayant obtenu la majorité des suffrages exprimés, et au delà de deux millions de suffrages, fut, aux termes de la Constitution, proclamé Président de la République. Il prèta le serment prescrit par la Constitution et prononça un discours dans lequel il déclarait : « Qu'il verrait des ennemis de la patrie dans tous ceux qui tenteraient de changer, par des voies illégales, ce que la France entière avait établi : il annonçait qu'animé d'un esprit de conciliation, il avait appelé auprès de lui des hommes honnêtes, capables et dévoués au pays, assuré que, malgré les diversités dans leur origine politique, ils étaient d'accord pour concourir avec l'Assemblée au

perfectionnement des lois et à la gloire de la République. » Il remerciait l'administration qui l'avait précédé des efforts qu'elle avait faits pour transmettre à ses successeurs le pouvoir intact. « La conduite du général Cavaignac, dit-il en terminant, a été digne de la loyauté de son caractère. » (Assentiment.) Après ces paroles, le nouveau Président descend de la tribune, et, en passant devant le général Cavaignac pour regagner son banc, il lui tend la main, que celui-ci refuse en affectant de se détourner d'un autre côté : procédé que la prescience de l'avenir pourrait seule justifier.

L'Assemblée restait froide pendant toute cette scène, elle avait pris une part trop vive à la lutte pour 'ne pas se sentir humiliée et affaiblie par le triomphe de celui qu'elle avait ardemment combattu: LouisNapoléon n'attendit pas la fin de la séance pour aller prendre possession de l'Élysée-Bourbon. De sages dispositions avaient été prises par le ministre de la guerre pour prévenir toute tentative de violence, et ce grand changement, qui devait avoir une si décisive influence sur les futures destinées de la France, s'accomplit au milieu d'un calme qui ressemblait presque à de l'indifférence.

Le Moniteur du lendemain annonçait la formation d'un nouveau ministère. C'étaient M. Odilon Barrot, ministre de la justice, chargé de présider le Conseil en l'absence du Président de la République ; M. Drouyn de Lhuys, au ministère des affaires étrangères; M. de Falloux, à l'instruction publique et aux cultes; M. de Maleville, à l'intérieur; M. Bixio, à l'agriculture et au commerce; M. Léon Faucher, aux travaux publics; le général Rulhière, à la guerre ; M. de Tracy, à la marine; et enfin M. Hippolyte Passy, aux finances. Une nouvelle ère commençait était-ce le Consulat d'un second Empire?

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