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FORMATION DU MINISTÈRE DU 20 DÉCEMBRE 1848

Je reprends mon travail, interrompu par la mort de celle qui, associée depuis plus de trente ans à ma vie, m'avait aidé, par son courage, son dévouement à toute épreuve et sa nature si franche et si droite, à en supporter les agitations et les vicissitudes. Me restera-t-il assez de force et de temps pour mener à fin la tâche que je me suis imposée ? J'en doute, et cependant je vais essayer.

Je suis arrivé à cette époque de notre histoire contemporaine où ma personnalité a été le plus directement engagée. Je serai donc obligé de parler beaucoup de moi, ce qui est toujours assez difficile, lorsqu'on veut éviter le double écueil de l'infatuation ou de la fausse modestie; je tâcherai toutefois d'en parler comme d'un étranger. Il arrive à tout le monde dans la vie d'avoir de ces instants d'impartialité où on se sépare, pour ainsi dire, de soi-même pour se regarder et se juger; je tâcherai de faire durer cette disposition d'esprit autant que mon récit.

Les hommes politiques sont rarement maîtres de leur destinée, moins encore dans notre pays que dans aucun autre. Au milieu de notre société telle que l'ont faite les efforts de la monarchie absolue couronnés par ceux bien autrement puissants de notre révolution, l'individu toujours placé sans appui, sans cohésion, entre les masses et l'État, est alternativement écrasé par l'une ou l'autre de ces forces irrésistibles; il peut s'agiter, mais en vain, le courant des événements l'entraîne.

Toutes mes convictions morales et politiques, j'ajouterai même toutes mes affections me portaient à

servir la monarchie constitutionnelle; j'étais, pour ainsi dire, né avec elle, elle avait eu mes premières et constantes prédilections: non-seulement j'avais foi en elle, mais ma raison se refusait à rien voir de digne, de possible même pour mon pays en dehors d'elle. Je n'avais pas été étranger au choix de la nouvelle dynastie, en 4830; j'avais même pu lui donner quelques témoignages irrécusables de mon dévouement, et cependant j'en avais été repoussé comme un ennemi dangereux. Jusque sur la terre d'exil, Louis-Philippe protestait qu'il avait dû abdiquer et qu'il serait encore prêt à recommencer plutôt que de voir le pouvoir tomber dans mes mains; et voilà que, par la plus. étrange fatalité, ce pouvoir m'est en quelque sorte imposé pour une République à laquelle je ne pouvais croire, et sous un Président à qui je ne pouvais me fier.

Voici comment le fait est arrivé et les seuls liens qui me rattachaient aux Bonapartes.

La catastrophe de 1814 m'avait trouvé tout disposé à accepter le bienfait de la liberté. J'ai dit ailleurs quelle fut ma conduite avant et après le 20 mars; elle était loin de me classer dans le parti bonapartiste. Mais, après la seconde restauration de 1815, la situation était changée : les partisans de Bonaparte étaient alors proscrits; les cours prévôtales décimaient ceux de ces malheureux qu'avait épargnés le champ de bataille. Je les défendis, je fus assez heureux pour en sauver quelques-uns. De plus, plusieurs membres exilés de la famille Bonaparte invoquèrent mon ministère, les uns pour défendre leurs personnes, les autres pour recouvrer quelques-unes des valeurs sur lesquelles la Restauration avait fait main basse. Je m'y employai avec plus de zèle que d'efficacité. Enfin, après 1830, les bonapartistes, qui trouvent que les institutions libres et le retentissement de la tribune

et de la presse ont du bon, alors qu'il s'agit de défendre leurs intérêts, s'adressèrent naturellement à moi, tantôt pour obtenir quelques indemnités, comme l'ex-reine de Naples, sœur de Napoléon; tantôt pour faire cesser leur exil, comme Jérôme Bonaparte, l'exroi de Westphalie, et son fils. Dans toutes ces circonstances, j'avais mis un grand soin à réserver complétement mes convictions politiques et à ne pas laisser supposer que, chez moi, s'opérait cette confusion entre le libéralisme et le bonapartisme: confusion alors trop générale et qui a donné lieu à bien des méprises.

Mes rapports particuliers avec Louis-Napoléon avaient été plus judiciaires que politiques : lorsqu'à la suite de l'attentat de Strasbourg, il s'attendait à être traduit en justice, il me fit prier de le défendre et j'avais accepté; mais Louis-Philippe ayant jugé à propos de le soustraire à la justice ordinaire et de ne livrer aux tribunaux que ses complices, ma mission se trouva sans objet. Louis-Napoléon m'écrivit une longue lettre d'Amérique en faveur de ceux qu'il avait, dit-il, entraînés, assumant sur lui toute la responsabilité de l'attentat. Plus tard, me trouvant à Londres, je rencontrai Louis-Napoléon dans une maison tierce; j'avais correspondu avec lui, mais ne l'avais pas encore vuil se nomma, me pressa beaucoup de lui accorder une conférence, me disant qu'il avait des choses importantes à me communiquer. Pressentant de quelle nature étaient ces communications, je rompis la conversation, m'excusai de ne pouvoir répondre à son invitation et lui adressai entre deux portes ces quelques paroles : « Mon prince, nous aurions une conférence de 24 heures, que je ne vous dirais pas autre chose que ce que je vais vous dire en quelques secondes. Vous êtes un prétendant, et, comme tel, entouré d'ambitieux et d'intrigants qui ne manqueront

pas de vous pousser à de mauvaises et folles entreprises. Défiez-vous-en je ne sais quelle destinée vous est réservée, mais ce que je sais, c'est qu'elle s'accomplira en dehors de vous, et que tous les efforts que vous feriez pour la réaliser par des actes de violence agiraient en sens contraire de votre ambition. »> Et je le quittai. Je n'étais pas revenu en France depuis quinze jours, que j'apprenais la criminelle et ridicule tentative de Boulogne. Cette fois, le gouvernement se décida à traduire le principal coupable et ses complices devant la Cour de Paris, mais cette fois aussi ce fut Berryer, ce ne fut pas moi que LouisNapoléon chargea de le défendre. De plus, dans l'étrange manifeste qu'il adressa à la France, c'était M. Thiers qui était désigné pour présider son ministère j'étais passé sous silence; il m'avait compris et me rendait justice.

Cependant, après six ans de détention à Ham, LouisNapoléon eut l'idée de s'adresser de nouveau à moi pour obtenir du gouvernement de Louis-Philippe la permission d'aller à Florence fermer les yeux de son père, l'ex-roi de Hollande; il s'engageait d'honneur à revenir se constituer prisonnier aussitôt qu'il aurait rempli ce devoir pieux. Je dois rendre cette justice à MM. Guizot et Duchatel que je les trouvai très-doux, très-modérés dans cette occasion et même disposés à mettre enfin un terme à un emprisonnement déjà bien prolongé. Mais ils rejetaient, non sans raison, comme ridicule, cet engagement du prince de revenir, à l'imitation de Regulus, reprendre ses fers: ils n'admettaient comme possible qu'une grâce entière et définitive; ils y mettaient seulement la condition que le condamné la demanderait, et par cette demande ferait acte de reconnaissance et de soumission envers le Gouvernement établi. Cette exigence était naturelle et cependant elle fut trouvée, par le prince, blessante et inju

rieuse. Vainement je cherchai des formules pour déguiser cette demande en grâce, en la revêtant du prétexte de la piété filiale; Louis-Napoléon s'entêta dans ses refus: il s'en excusait et m'écrivait que je devais, mieux que personne, comprendre et pardonner les susceptibilités du malheur: il était trop clair que le prétendant ne voulait pas abdiquer ; je n'insistai plus. Mais un ami, ancien serviteur de sa famille, attaché au roi, M. Vatout, mon collègue à la Chambre, s'avisa d'un moyen de conciliation. Il fut convenu qu'on supposerait la grâce accordée, et qu'au lieu de remercier le roi pour une faveur demandée, on le remercierait pour une faveur supposée avoir été concédée. Je devais remettre cette lettre au roi, après l'avoir communiquée aux ministres. Je me prêtai à cet expédient, d'ailleurs assez puéril; la lettre convenue fut écrite par LouisNapoléon et me fut remise. Je la portai à Louis-Philippe et j'eus avec lui à cette occasion une longue et vive conversation, dans laquelle je cherchai à lui persuader qu'il était d'une bonne politique pour lui de faire cesser un emprisonnement qui, en se prolongeant indéfiniment, finirait par attirer l'attention et l'intérêt sur celui qui en était l'objet; qu'il était préférable, sous tous les rapports, d'écraser de nouveau et une seconde fois ce jeune ambitieux sous le poids de la générosité royale; que la circonstance de la mort prochaine du roi Louis, honnête homme, estimé de toute l'Europe, était favorable, et que la grâce paraîtrait être accordée plutôt au père qu'au fils, etc. Je trouvai le roi inflexible: je fus même péniblement surpris d'entendre sortir de sa bouche des paroles telles que celles-ci: «Vous prenez bien chaudement la défense de ce Bonaparte, monsieur Barrot. Ne savez-vous donc pas que mon cousin, le duc d'Enghien, était bien moins coupable que lui, et cependant comment l'ont-ils traité?» Je me contentai de répondre que je ne croyais pas que le

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