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Chateaubriand partit donc pour Rome, où sa femme et une amie dévouée, Madame de Beaumont, déjà mourante, devaient venir le rejoindre. Il précédait le cardinal Fesch, ambassadeur auprès du saint-siége. Après avoir assisté, à Milan, à un dîner de gala donné par le vice-président de la République cisalpine, M. de Melzi, à l'occasion du baptême d'un fils de Murat, il arriva, le 27 juin 1803, dans la ville éternelle. Le 1er juillet il fut présenté à Pie VII. « Un volume du Génie du Christianisme était obligeamment ouvert sur sa table. » Chateaubriand, qui nous a conservé ce détail (1), aurait pu rappeler qu'il avait eu soin d'envoyer son ouvrage au Pape, le 28 septembre 1802, en l'accompagnant d'une lettre conçue en des termes remarquables, qu'il est bon de reproduire ici (2):

« Très saint Père,

« Ignorant si ce foible ouvrage obtiendroit quelque succès, je n'ai pas osé d'abord le présenter à Votre Sainteté. Maintenant que le suffrage du public semble le rendre plus digne de vous être offert, je prends la liberté de le déposer à vos pieds sacrés. Si Votre Sainteté daigne jetter les yeux sur le quatrième volume, elle verra les efforts que j'ai faits pour venger les autels et leurs ministres des insultes d'une fausse philosophie; elle y verra mon admiration pour le Saint-Siége et pour le génie des pontifes qui l'ont occupé; elle me pardonnera peut-être d'avoir annoncé leur glorieux successeur, qui vient de fermer les plaies de l'Église. Heureux si Votre Sainteté agrée l'hommage que j'ai rendu à ses vertus, et si mon zèle pour la cause de la Religion peut me mériter sa bénédiction paternelle.

"

« Je suis avec le plus profond respect

« De Votre Sainteté,

« Le très humble et très obéissant serviteur

Paris, ce 28 septembre 1802. »

« De Chateaubriand. »

Chateaubriand s'était annoncé d'avance, comme on le voit, et c'était sans doute le quatrième volume du Génie du Christianisme qui figurait sur la table du Souverain Pontife.

(1) Mémoires d'Outre- Tombe, t. II, p. 242.

(2) Cette lettre, que j'ai déjà publiée dans l'Amateur d'Autographes, t. VIII, p. 37 (année 1869), fait partie de la collection de feu M. Veydt, de Bruxelles. Elle porte la mention de la réponse du Pape : « R. 9 febbraio 1803. »>

Cependant le secretaire d'ambassade se mit à délivrer des passe-ports, ennuyeuse besogne qui incumbait à sa fonction. Le cardinal Fesch n'aimait pas l'ecriture de son subordonne, et, en cela, il était vraiment ditione, car Chateaubriand avait une belle et grande écriture, à la maniere de celles du grand siecle; le cardinal prisait peut-être davantake la regulere calligraphie d'un expeditionnaire, à laquelle ressem blait peu, il faut l'avouer, l'écriture de son secrétaire (1). Ce defaut n'etait pas grave; mais l'independance de caractere de Chateaubriand l'etait bien davantage Chateaubriand ne s'avisa-t-il pas d'aller présenter ses hommages à l'ex-roi de Sardaigne! Grande faute pour un diplo mate, ainsi qu'il le reconnut lui-même. On crut généralement qu'un acte si maladroit serait suivi d'une révocation immediate. On écrivit Je Rome à Paris mes effroyables sottises, dit-il; heureusement, j'avais affaire à Bonaparte; ce qui devait me noyer me sauva (2). »

Ce qui le sauva, ce fut l'intervention puissante de Fontanes et de sa protectrice. Fontanes, courtisan consomme, assoupli à toutes les néces sites, savait que son ami avait l'envie de vouloir paraître et trouvait sans doute sa modeste et obscure situation au-dessous de son merite. Il lui ecrivit, le 4 octobre 1803, une longue lettre où il lui donna de sages conseils. Il fit un cloge pompeux du génie du premier consul. Ce personnage extraordinaire, s'ecria-t-il, changera et reformera le monde. Il faut donc s'attacher à sa fortune: Fontanes y est résolu et il veut entraîner son ami. Chateaubriand avait envoyé un camée à la femme de Bonaparte: Fontanes approuve cette delicate attention. et, lui qui savait, par experience, combien puissante était à la cour naissante l'influence féminine, il ajoute : Soignez sa bienveillance. »

10 vendémiaire ou 4 octobre an 12 ou 1803.

Cette lettre, mon cher ami, sera moins triste que la première. Je crois, qu'avec une circonspection soutenue, vous détruirez les fausses idées qui vous ont nui, mais, de grâce, consultez plus désormais votre intérêt que votre sensibilité. Soyez en garde contre votre coeur et vos habitudes. La franchise d'un ancien gentilhomme breton ne vaut rien au Vatican. Les cardinaux ne ressemblent point au Père Aubry.

(1) Memoires d'Outre-Tɔmbe, t. II, p. 244

2) Id. p 245.

On vous a reproché le bruit et l'envie de paraître. Eh bien! il vous en coutera si peu de vous taire, puisque la renommée parle pour vous! Les hommes qui écrivent, dit-on, ceux qui ont obtenu de la réputation littéraire, sont tentés de se croire le centre de tout. Montrez que cette ridicule manie ne vous a jamais atteint. Cette observation, qui vient d'en haut, a pu être vraye plus d'une fois, mais ni vous, ni moi n'avons mérité qu'on nous en fit l'application. Nous savons, avec toute l'Europe, qu'un seul homme peut en être aujourd'huy le centre, le lien et le moteur.

Je n'ai pas besoin de vous représenter que le Pape est plutôt dans ce siècle le Vice Consul que le Vice-Dieu. Heureusement le consul veut ce qui est utile et glorieux. Je me rassure donc et je crains peu les efforts destructeurs de l'anarchie et de l'athéisme réunis. Les hommes religieux trouvent le consul trop philosophe, les philosophes au contraire trop religieux, les républicains trop monarchiste, les monarchistes trop républicain; ils ont tous tort, mais leur erreur prouve que le consul est au plus haut dégré l'homme de tous les partis et de toutes les circonstances où la fortune l'a placé. Trop de piété soulèverait les philosophes, trop de philosophie les chrétiens, trop de monarchie les républicains, trop de démocratie toute la France. Je crois fermement, depuis le 18 brumaire, que ce personnage extraordinaire changera et réformera le monde : il sera une grande époque historique. Attachons-nous fortement à la destinée de celui qui mènera toutes les autres. Au reste, ce n'est pas chez moi une affaire de calcul, mais d'instinct et d'admiration. Je sais combien sur cet article et sur bien d'autres nos sentimens se rapprochent.

Le ministre (si l'on peut croire à un ministre) n'est pas contre vous (1). Je l'ai vu deux fois cette semaine, et je le quitte dans ce moment. Il jure que tout cela n'aura point de suites

(1) Talleyrand était alors ministre des relations extérieures.

TOME V.

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fâcheuses, que tout s'appaisera, et qu'il n'y aurait ici qu'une seule faute irréparable, celle du découragement. Gardez-vous bien de vous rebuter. Prouvez qu'avec un grand talent et une belle imagination il est très facile de vaincre les gens médiocres dans leur petite science. Dissimulez et montrez cet esprit de suite dont le Cardinal de Richelieu trouvait Corneille incapable. Faites mieux que le grand Corneille en sachant réussir, même dans les petites choses. Il y a longtemps, mon cher ami, qu'une guerre sourde est déclarée entre les puissances littéraires et les puissances politiques. Les sciences exactes n'importunent point: un bon géomètre, un bon chimiste peut d'ailleurs être un sot; mais les arts de la pensée sont plus redoutables par leur influence. Les hommes d'état caressent quelquefois les grands écrivains, mais ils les aiment peu. Je ne connais qu'Auguste qui ait vraiment aimé les grands poëtes et les grands historiens de son temps. Mais Auguste était un homme de goût, un excellent juge comme César. Si vous mettez à part cet exemple, les talens littéraires ont toujours donné de l'ombrage, et même sous Louis quatorze, qui les protégeait en les tenant à quelque distance. Voyez comme il punit Racine d'un acte de courage et de patriotisme envers sa condescendance pour Madame de Maintenon. N'exila-t-il pas aussi l'auteur de Télémaque? Vous qui devez recueillir l'héritage de Fénelon, instruisezvous à son école. Songez qu'il faut vous faire pardonner l'éclat de votre renommée. Le maître a lu votre mémoire. Il le trouve bien rédigé, mais il n'en accepte pas toutes les observations. Je vois pourtant que cette lettre a produit un bon effet. Je vous le répète, si on pouvait croire au ministre, je serais absolument rassuré. T. est plus aimable que sur. C'est l'homme qui sait le mieux plaire, et le moins servir. Je ne lui ai pas la moindre obligation, et il aurait pu et dû m'être utile plus d'une fois, mais je lui trouve tant de graces que je lui pardonne tout. S'il vous sert (comme il le

dit), je vais l'aimer de tout mon cœur. Vous sentez que ce n'est pas le moment de solliciter une gratification. Mais l'occasion favorable pourra revenir; elle ne sera pas négligée. Je n'ai point vu le cy-devant secrétaire de légation. Je sais même bien certainement que l'ex-ambassadeur (1) ne vous a pas été favorable. Le camée annoncé à Madame Bon... (2) n'était pas encore reçu ces jours-ci. Soignez sa bienveillance. Tout me persuade que vous lui devez plus d'un remerciment. Elle a de la bonté, de la grâce, et, quoique toute puissante, elle parait fidelle à ses anciens amis. Sa conduite envers Le... me donne pour son caractère une haute estime. Lucien vient d'acheter le tableau d'Atala exposé à l'avant dernier sallon. C'est lui même qui me l'a dit; vous en seriez-vous douté? Veut-il rendre à vos ouvrages la bienveillance qu'il vous a refusée? Nous le verrons. Adieu, mon bon ami. Je vous renouvelle les assurances de la plus tendre et de la plus inviolable amitié.

FONTANES.

L'heure me presse. Je ne puis recopier cette lettre pleine de ratures et de barbouillages. Je me suis apperçu en la finissant que je l'avais commencée par le revers de la page. Pour vous y reconnaître, suivez les numéros.

Chateaubriand goûta-t-il ces conseils et sut-il se plier aux exigences de sa situation diplomatique? Il n'en eut guère le loisir. Un grand chagrin l'assaillit. Madame de Beaumont, qui était venue redemander au climat de Rome une santé perdue, expira le 4 novembre. Chateaubriand l'assista à son lit de mort (3). Il semble qu'il prit alors en dégoût et Rome et ses fonctions. Le 29 novembre il fut nommé ministre de France dans le Valais. Avant de quitter l'Italie, il voulut visiter

(1) Cacault, prédécesseur du cardinal Fesch.

(2) Joséphine.

(3) Mémoires d'Outre-Tombe, p. 262. Chateaubriand (p. 269).

Fontanes écrivit une lettre de condoléances à

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