contre les écoles de charité et contre les Frères qui, vers 1789, avaient réussi à diriger la plupart des écoles paroissiales urbaines. Il y eut des procès intentés par les régents et les maîtres écrivains qui tenaient à leurs anciens privilèges et à leurs droits d'« écolage ». Vers 1780, la municipalité de Boulogne voulut faire payer 6 livres par an aux enfants non indigents qui allaient chez les Frères. Le Général de l'Institut s'opposa à cette décision, comme étant contraire à la gratuité des écoles '. Les Frères des Ecoles Chrétiennes furent, il ne faut pas l'oublier, les véritables fondateurs de l'école gratuite dans les villes. Beaucoup de curés instituèrent des écoles de charité dans les cités qui ne possédaient pas d' « Institut ». d' « Institut ». Mais, dans les campagnes, la gratuité ne fut jamais que très relative, subordonnée toujours à des fondations et à des legs pieux. Elle ne fut jamais un principe généreux, une loi humaine, mais demeura une œuvre de pitié, une charité octroyée à des indigents, toujours précaire, toujours révocable, toujours humiliante. § VI. Il semble qu'à partir de la seconde moitié du XVIIe siècle un mouvement très important, très profond, se soit produit en faveur de l'enseignement du peuple de France. Beaucoup d'Encyclopédistes, Diderot et d'Alembert notamment, sont partisans de la diffusion de l'instruction. La société est travaillée par ces ouvriers de la pensée; Diderot s'est 1 A. Babeau, La Ville sous l'Ancien Régime, d'après Inv. des Archives de Boulogne, no 695. penché sur les labeurs de l'atelier, il a étudié les artisans, les ouvriers, et a senti battre le cœur du peuple. Il a compris les forces latentes qui dormaient dans les foules, et qu'il importait, pour promulguer la Bible nouvelle, de les réveiller, de les diriger. Il veut que chaque homme ait conscience de sa puissance, de sa dignité et de sa noblesse. Les écoles se multiplièrent, grâce à ce mouvement intellectuel, et nous voyons les adversaires de l'enseignement populaire se plaindre de la diffusion des connaissances élémentaires. C'est Rousseau d'abord, écrivant : « Le peuple n'a pas besoin « d'éducation; celle de son état est forcée; il ne sau<<<< rait en avoir d'autre 1. » Les théories du Contrat social supposent cependant des hommes conscients de leurs droits, intelligents, cultivés, capables d'un sacrifice, et doit-on voir dans cette phrase, citée par l'abbé Allain, autre chose qu'une boutade de misanthrope? ... La Chalotais, dans son célèbre Essai d'Education Nationale, parlant des collèges des Jésuites, s'exprimait ainsi : « Le peuple même veut étudier ; des <<< laboureurs, des artisans, envoient leurs enfants dans « les collèges des petites villes où il en coûte si peu << pour vivre... », et après avoir attaqué la Compagnie, poursuivait « Les Frères sont survenus pour ache« ver de tout perdre; ils apprennent à lire et à <«< écrire à des enfants qui n'eussent dû apprendre 1 Abbé Allain, loc. cit. << qu'à dessiner et à manier le rabot et la lime... Le <«< bien de la société demande que les connaissances « du peuple ne s'étendent pas plus loin que ses occu<pations. » Et cependant, cet adversaire de l'enseignement élémentaire avait prononcé cette formule célèbre que devait reprendre Michel Lepelletier : « L'Etat devrait élever les enfants de l'Etat. » Voltaire, en remerciant La Chalotais de l'envoi de son ouvrage, lui écrivait : « Je vous remercie, Mon<«<sieur. de proscrire l'étude chez les laboureurs. << Moi qui cultive la terre, je vous présente requête << pour avoir des manoeuvres et non des clercs ton«surés. Envoyez-moi surtout des frères ignorantins << pour conduire mes charrues ou pour les atteler'. » Voltaire, qui admettait volontiers l'existence de souverains absolus, pourvu qu'ils eussent quelque notion de philosophie, demeurait aristocrate et ne voulait donner au peuple aucun pouvoir politique. En 1766, il écrivait à un ami : « Je crois que nous ne nous « entendons pas sur l'article du peuple que vous «< croyiez digne d'être instruit. J'entends par peuple << la populace qui n'a que ses bras pour vivre. Je << doute que cet ordre de citoyens ait jamais le temps «<et la capacité de s'instruire, ils mourraient de faim << avant de devenir philosophes. Ce n'est pas le ma<<nœuvre qu'il faut instruire, c'est le bon bourgeois, « l'habitant des villes . >> 1 Cf. F. Brunetière : « L'enseignement primaire avant 1789 », Revue des Deux-Mondes, 15 oct. 1879. Cité par Seignobos, Histoire Moderne, 1715-1815. Colin, édit., 1904, p. 261. Les documents que nous avons sur l'état de l'enseignement élémentaire à la veille de la Révolution, les Lettres à Grégoire, d'une part, les Cahiers des Etats, de l'autre, ne nous permettent guère de comprendre ces craintes de La Chalotais et de Voltaire. Il importe avant tout de faire une distinction, ainsi que l'a établi très sagement M. Léon Boutry, dans son étude L'Enseignement primaire et la Monarchie; il faut distinguer entre les gens du peuple possédant une certaine aisance et les indigents. Les premiers savent toujours signer s'ils ne savent pas écrire; ce sont des maîtres de corporations, des artisans, des marchands et quel nes compagnons dans les villes; dans les paroiss. s rurales quelques laboureurs peuvent apposer leurs noms au bas d'un contrat et lire leur livre de prières ou les almanachs. Dans la classe indigente, on ne sait même pas signer. Le degré d'instruction des femmes est beaucoup moins élevé que celui des hommes; nous avons vu plus haut que cette instruction n'était pas organisée, surtout dans les campagnes, où les maîtresses laïques étaient infiniment rares. Dans les villes, des congrégations donnaient un enseignement gratuit à côté d'un enseignement payant. « Quelques relevés, écrit M. Boutry, établis par « épreuves sur divers points de la région nor<< mande, nous ont fourni, sans distinction d'hommes « et de femmes, une moyenne de signatures d'en 1 Alençon, Guy, éd., p. 40. << viron 45 %; ces relevés portent bien entendu sur << l'ensemble des signatures sans distinction par << classes, y compris celles des rédacteurs des actes. >> Cette proportion dans les milieux plus favorisés s'élèvera à 70 % d'après le même historien. Une étude publiée sur les écoles de Saint-Prix, dans le canton de Montmorency, nous donne les chiffres suivants qui montrent une très intéressante progression. En 1668, sur 100 actes de mariage, on trouve 46 signatures d'hommes et 12 signatures de femmes. En 1789, ces chiffres s'élèvent à 73 signatures d'hommes et 46 signatures de femmes. Et nous trouverons, en 1879, 88 signatures d'hommes et 94 de femmes ', mais il ne faut pas oublier que ces chiffres sont peu rigoureux : les conjoints n'étaient pas nécessairement ni de la même commune, ni de la même province. Ces investigations, qui sont l'œuvre de très patients érudits comme M. de Fontaine de Resbecq ou M. Rey, n'ont porté que sur quelques provinces ou sur quelques paroisses rurales. Dans le bailliage de Nemours, dans la paroisse de Chavannes, 47 électeurs primaires ont comparu, à la veille de la réunion des États: 10 signent de leur nom, 37 d'une croix, ce qui donne une proportion de 79% d'illettrés 2. 1 L'Ecole et la population de Saint-Prix depuis 1668, par M. Aug. Rey. Mémoires de la Société d'histoire de Paris et de l'Ile de France. T. V. 1879. * Aulard, Histoire politique de la Révolution Française. |