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L'ABBÉ DE MONTRICHARD

ET L'ÉMIGRATION FRANCAISE A FRIBOURG

C'est un touchant épisode dans l'histoire de l'émigration francaise que celui de la secourable institution dont M. l'abbé de Montrichard eut l'initiative à Fribourg, et que le concours de tant d'ames généreuses lui permit de continuer sous des formes diverses de 1794 à 1800. L'abbé Lambert, dans ses Mémoires que la Société d'histoire contemporaine a récemment réédités, a, le premier, donné quelques indications précises sur cet intéressant sujet 1. S'il est utile et convenable d'y revenir, c'est qu'au lieu du rapide témoignage d'un passant, nous apportons aujourd'hui un document authentique, à savoir le registre des recettes et des dépenses que faisait tenir M. l'abbé de Montrichard, sous le contrôle régulier et mainte fois répété des six évêques français qui résidaient alors à Fribourg. En tète, on lit cette mention: Registre de reCETTE ET DE DÉPENSE POUR L'Établissement gratuit de LA COMMANDERIE DE FRIBOURG EN SUISSE. Cet établissement a été destiné 1° A nourrir gratuitement les prêtres indigens, à les habiller, à leur fournir dans la maladie tous les secours dont ils pourraient avoir besoin, et à pourvoir aux frais de leur voyage; 2° à secourir également tous les émigrés français qui seraient dans le besoin. Il a commencé sans autres fonds que les bienfaits de la Providence, le dix-neuf janvier 1794.

Cette partie du registre, la première, est close le 30 juin 1796. Une seconde partie est consacrée aux pensions fournies. chaque semaine pour le secours des malades et pour les secours

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Mémoires de famille de l'abbé Lambert, sur la Révolution et l'émigration, publiés par Gaston de Beauséjour, son arrière-petit-neveu. Paris, Alphonse Picard et fils, 1894, in-8.

qui ont rapport au départ. » Elle comprend les recettes et les dépenses du 1er juillet 1796 au 12 avril 1800.

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Il y a encore plusieurs listes; l'une, des ecclésiastiques, rangés par diocèses, « qui ont mangé à la table gratuite de la Commanderie de Fribourg en Suisse, ou qui ont reçu des secours de cet établissement depuis le 19 janvier 1794; l'autre, des laïques françois qui ont reçu des secours de l'établissement, avec les dates du temps où l'on a commencé à subvenir à leurs besoins, les sommes qui leur ont été distribuées par chaque semaine et aussi avec le total de ce que chaque famille partie ou retirée a reçu. » Dans une autre partie, on a relevé jour par jour et mois par mois le nombre des repas ou des portions distribuées. Ce registre fut tenu, de 1794 à 1796, avec un soin remarquable, par l'abbé Roma, professeur du petit séminaire d'Orléans, qui remplissait volontairement les fonctions de secrétaire et de comptable. Après son départ pour la France, d'autres prêtres le continuèrent. Lorsque l'abbé de Montrichard quitta Fribourg, il cessa de recourir à une main étrangère, et c'est luimême, du moins il nous le parait, qui inscrivit les recettes et les dépenses de 1798 à 1800 1.

Ce document, en apparence sec et technique, nous permettra pourtant de décrire avec exactitude les misères diverses de nos émigrés et de nos prêtres, et de les mettre en parallèle avec la générosité de leur hôte. La charité, proportionnée d'abord à d'humbles besoins, prendra vite son essor; elle nous montrera la variété de ses procédés, la multiplicité de ses ressources et ses ingénieux artifices. Tous y concourront, les émigrés mème, les Suisses, les étrangers, les Français; de la ville elle s'étendra au canton, du canton de Fribourg aux cantons voisins; sans expédier de collecteurs hors des frontières, les dons afflueront non seulement des nations voisines, mais jusque de Rome, de l'Angleterre et de la Russie; les protestants rivaliseront avec les catholiques, les abbayes avec les princes, les plus pauvres avec les plus opulents. Cette table commune, cette auberge hospitalière n'aura, il est vrai, qu'un temps; elle se fermera tout d'un

1 M. le comte Gaston de Montrichard, qui conserve ce registre comme un précieux héritage de famille, m'en a accordé la plus libérale communication; je lui en renouvelle ici mes remerciements, ainsi qu'à M. le baron de Longuerue, qui a bien voulu se faire mon obligeant intermédiaire.

coup; mais ce ne sera qu'une transformation : l'abbé de Montrichard restera le centre et l'intermédiaire de la charité cosmopolite et chrétienne. Ce spectacle vaut bien qu'on s'y arrête quelques instants; les chiffres auront leur éloquence et la vérité historique y trouvera sa garantie.

I.

Entre tous les cantons de la Suisse, ceux de Soleure et de Fribourg, cantons catholiques, étaient pour nos émigrés, et encore plus pour nos prêtres, un asile providentiellement assorti. Dès le 14 août 1789, au bruit de l'émigration dont la prise de la Bastille avait donné le signal, sur la nouvelle que des « personnes de haut rang » s'apprêtaient à demander abri dans le canton, le conseil d'État de Fribourg décida « qu'on ne pourrait leur refuser le passage et le séjour dans l'État, à condition. toutefois qu'elles en fissent la demande audit Conseil. >> Le 1er décembre suivant, on accorde cette permission à cinq familles françaises, moyennant qu'elles s'engagent à s'accommoder aux lois et coutumes du canton, qu'elles n'amènent qu'un nombre restreint de domestiques et s'engagent à les surveiller, de crainte qu'ils ne répandent les idées nouvelles parmi les populations de la République fribourgeoise. »>

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En 1790, le Conseil d'État forma une commission spéciale des émigrés, chargée de les recevoir, de leur fournir le logement nécessaire, de leur accorder les permis et les prolongations de séjour. Cette commission était composée de dix membres : MM. de Montenach et de Tetchtermann, conseillers d'État; Xavier de Fégely, Fr. de Castella et de Bourgknecht, anciens bannerets; les quatre bannerets en exercice et M. d'Appenthal, archiviste d'État. Il ne s'agissait encore que des émigrés : tout en leur continuant la faveur du séjour dans le canton, on les imposait d'un écu par famille à partir de la Saint-Michel (29 septembre), et, sauf des domestiques, on exigeait des hommes en état de porter les armes le Wachtgeld, c'est-à-dire qu'ils prissent part à la garde de la ville. Le nombre des serviteurs était limité à deux, le cuisinier restant en dehors; on n'admettait que deux chevaux de calèche et un cheval de selle.

En 1791, le 9 juin, le Conseil accorde à la princesse de Conti

d'habiter pendant quelques mois à Fribourg, sous le nom de comtesse de Friel; la même faveur est étendue à sa suite, composée de la comtesse de Courson, chanoinesse, du chevalier de Ravenel, de deux femmes de chambre et de quatre domestiques. Soeur du duc de Modène, la princesse recevait de lui une pension annuelle de douze mille livres, dont elle consacrera une forte partie à secourir les émigrés. Elle demeurait dans la ville haute, au couvent de Sainte-Ursule. Elle y resta jusqu'en 1798, où l'invasion des armées françaises l'obligea de se retirer à Landshut en Bavière. La princesse Adélaïde d'Orléans, sœur de LouisPhilippe, vint bientôt à Fribourg, et fut logée chez la princesse de Conti; enfin, la princesse Louise de Condé reçut également l'hospitalité du canton.

En cette année 1791, nombre de familles émigrées y arrivérent le comte et la comtesse de Bosredont (27 mars); le comte et la comtesse de Beaurepaire; la comtesse douairière de Pons, le comte de Pons et son fils; le marquis de Ville, maréchal de camp, avec deux fils et deux filles; le vicomte d'Aisy, de Dijon, avec deux fils et deux filles; la comtesse Anne d'Allisac; le chevalier de Besplas, de Montpellier; le marquis de Follin, àgé de soixante et onze ans ; le comte et la comtesse d'Esternoz; la baronne de la Fare; le comte et la comtesse de Fuscey; la marquise de Gabriac, d'Armaillères; Me de Laubespin, abbesse de Baume-les-Dames; le chevalier de Longry; le comte et la comtesse de Lallemand, etc. Sur les registres cantonaux des deux années précédentes, nous trouvons encore les noms du comte et de la comtesse de Rougé, de la comtesse de la Poype avec deux fils et trois filles, du vicomte et de la vicomtesse de Juigné 1.

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Plusieurs évêques, chassés de leurs diocèses par l'émeute, avaient trouvé refuge à Fribourg. D'abord, le vieil évêque de Poitiers, le doyen du groupe, Beaupoil de Saint-Aulaire; interpellé, dans la séance de l'Assemblée constituante du 4 janvier 1791, de préter serment à la Constitution civile du clergé, il monta à la tribune: « J'ai soixante-dix ans, dit-il; j'en ai passé trentecinq dans l'épiscopat, où j'ai fait tout le bien que je pouvais

1 Catalogue des émigrés français à Fribourg en Suisse de 1789 à 1798, établi par le comte de Sainte-Colombe. Lyon, 1884.

T. LIX. 1er JANVIER 1896.

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« faire. Accablé d'années et d'études, je ne veux pas déshonorer « ma vieillesse, je ne veux pas prèter un serment.... » Les murmures de l'Assemblée ne lui permirent pas d'en dire davantage. Auprès de lui se trouvaient François de Clugny, évêque de Riez; de Bonal, évêque de Clermont; du Chilleau, évêque de Chalonsur-Saône; de Polignac, évêque de Meaux; de la Brouë de Vareilles, évêque de Gap. Ce dernier, forcé, le 11 juillet 1792, de quitter sa ville épiscopale, avait gagné Grenoble, puis Lyon; le séjour n'y étant pas tenable, il se réfugia dans un village voisin, à Sainte-Foix, et y resta trois semaines. Lors du décret de déportation (26 août 1792), il passa à Chambéry; l'invasion française le rejeta en Suisse, à Ouchy, d'où, au bout d'un mois, il reçut l'ordre de partir. C'est alors qu'il se retira à Fribourg, où il arriva le 26 octobre 1792, le dernier des six évêques 1.

Ces prélats formaient, avec l'évêque de Fribourg, Mgr de Lenzbourg, un conseil qui exerçait juridiction sur tous les prètres français qui passaient dans le canton ou qui demandaient à y prendre séjour. Il en était ainsi en Angleterre, à Bruxelles, à Munster, à Paderborn, partout où les ecclésiastiques déportés cherchaient un refuge. Chassés les premiers de France, les évéques furent comme les fourriers de leurs prètres, exilés un peu plus tard. En effet, en vertu du décret du 26 août 1792, les prétres qui avaient refusé le serinent à la Constitution civile du clergé recurent des passeports pour l'étranger; ce fut, par toutes les frontières, comme un exode en masse. Chacun courait à la plus proche: Normands et Bretons en Angleterre; Flamands et Picards en Belgique; riverains de la Loire aux ports de l'Océan pour passer en Espagne; ainsi faisaient les prêtres du Midi, à moins qu'ils ne gagnassent l'Italie et les Etats du Pape, landis que ceux de l'Est et du Sud-Est se rendaient en Suisse. Il s'en répandit dans tous les cantons tous, catholiques ou protestants, leur firent bon accueil. Particuliers et municipalités, magistrats cantonaux et abbayes, se disputèrent les exilés, et les villages ne se montrèrent pas moins empressés que les villes.

Cependant le gouvernement français voyait de mauvais ceil s'établir et se grouper dans le voisinage des frontières tous

1 Mémoire de Henri-François de la Brouë de Vareilles, évêque de Gap, sur sa conduite dans son diocèse, etc., publié par l'abbé Paul Guillaume, archiviste des Hautes-Alpes, etc. Gap, 1892.

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