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ces émigrés et tous ces prélats que la nécessité ou la loi avaient forcés de quitter la France, mais qu'il n'en considérait pas moins comme des conspirateurs et des ennemis. Il les poursuivait de sa haine jusque dans l'exil auquel il les avait condamnés, et tous ses efforts tendaient à leur rendre le sol étranger aussi inhabitable que celui de la patrie. Nous avions alors pour ambassadeur auprès de la Confédération suisse Barthélemy, neveu du savant el agréable auteur du Voyage du jeune Anacharsis. Modéré et certainement plus attaché de cœur à la cause monarchique qu'au nouveau régime, il ne s'en croyait pas moins obligé de prendre l'esprit de ses fonctions et d'obéir aux instructions qui lui étaient envoyées. Ses adversaires lui ont reproché de les atténuer, de ne pas en suivre l'exécution avec rigueur; cependant plus d'une de ses lettres témoigne d'initialives personnelles par lesquelles il devançait même les vœux de ses mandants. Ainsi, en décembre 1792, c'est-à-dire au début de la déportation ecclésiastique, il écrivait à Lebrun, alors ministre des affaires étrangères : « Un grand nombre de prêtres français déportés se sont réfugiés dans l'Etat de Soleure. J'apprends que beaucoup d'hommes et de femmes de nos villages voisins se rendent auprès de ces prêtres qui les préchent et les confessent. Vous trouverez peut-être, citoyen ministre, qu'il est convenable que vous m'ordonniez de demander au gouvernement de Soleure qu'il défende expressément à ces prêtres aucune fonction de ce genre 1. »

Ces ordres qu'il sollicitait, il les obtenait; mais les États faisaient la sourde oreille. En mai 1793, il constatait la présence, dans le canton de Soleure, de près de mille ecclésiastiques cantonnés chez les paysans, « qui les nourrissent gratis et les ont tellement pris en affection que le Conseil de Soleure ne se trouve plus assez fort pour expulser ces religieux incommodes 2. » Le 11 octobre 1793, un autre agent, Bacher, écrivait à Deforgues, ministre des affaires étrangères: Les cantons de Fribourg et de Soleure, qui paraissaient devoir être pour eux une terre promise, sont tellement mangés par des prètres et moines émigrés

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1 Papiers de Barthélemy, ambassadeur de France en Suisse (1792-1797); publiés sous les auspices de la commission des Archives diplomatiques, par M. Jean Kaulek, t. I, à sa date.

2 Op. cit., t. II.

et déportés, qu'ils sont obligés, malgré le saint zèle qui les anime, de faire disparaître une grande partie de ces sauterelles en soutane et en capuchon 1. »

Dans le même mois, Barthélemy dénonçait encore l'agitation des émigrés, la prétendue défaveur dont ils étaient l'objet à Bâle et à Berne, les frais et les embarras dont leur présence et leur nombre grevaient la Suisse: «Ils sont devenus odieux, même à Soleure, écrivait-il le 16 octobre; Fribourg ne leur accorde plus la même tolérance, et je doute qu'il consente à garder d'Autichamp que Berne chasse. Cette horde de gens est devenue dangereuse, partout où elle se montre, par son insolence, par sa profonde misère et par le désespoir qui en est la suite nécessaire. Enfin (21 octobre 1793), prenant pour des réalités les désirs de son gouvernement, il représentait les cantons catholiques comme indignés de n'avoir fait que des ingrats. — « Les cantons de Fribourg et de Soleure, effrayés de la position où ils vont se trouver en devenant le réceptacle d'une nuée de ci-devant seigneurs français qui sont sans argent, de même que les prêtres émigrés et déportés, ne savent où donner de la tête; le peuple se lasse de nourrir ces fainéants, et le mécontentement va devenir tel qu'il faudra bien que les Conseils de Fribourg et de Soleure se décident aussi à leur tour à purger leur pays du plus grand nombre de ces hôtes incommodes 2. .

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Le jour où Barthélemy écrivit cette dépèche, il se laissa sans doute tromper aux apparences. Pour ne parler que du canton de Fribourg, c'est de cette époque même que date la première idée d'une organisation charitable qui tendait à retenir sur son territoire ces hôtes qu'on disait incommodes,» à leur fournir des secours réguliers, à les soulager méthodiquement dans leurs besoins de toute sorte, et qui allait témoigner à la fois et de la confiance des proscrits et de la faveur persistante des magistrats du canton.

II.

Quelque sympathie, quelque générosité qu'eussent rencontrée les exilés soit dans les populations, soit dans les autorités cantonales, leur nombre était si grand et leur misère si profonde

1 Papiers de Barthélemy, t. III.

2 Ibid., t. III.

que la charité individuelle ne pouvait s'étendre à tous, ni mème tous les connaitre. Que de souffrances ignorées! Que de privations dissimulées ou cachées! - « A l'âge de soixante-treize ans, écrivait l'un de ces prêtres, retiré à Fribourg, il faut que je périsse de misère. Je suis réduit à deux chemises que l'on m'a données; je manque des choses les plus nécessaires à la vie, et je n'ose en parler à personne, parce que je peinerais de bons. et respectables confrères hors d'état de me soulager 1.» Les mois s'ajoutaient aux mois, les saisons succédaient aux saisons, sans qu'on entrevit le terme de ce pénible exil. En mai 1793, l'évêque de Gap signalait 3,000 prètres français à Fribourg. Comment placer tant de monde? Comment fournir aux uns une industrie qui leur assurât le pain du jour? Comment continuer aux autres une hospitalité qui se prolongeait trop pour ne pas épuiser sinon la charité, du moins les ressources des bienfaiteurs? Dans cette masse de prêtres, n'y avait-il pas une sorte de population flottante, qui, n'ayant trouvé ni travail ni abri, devait recourir à l'aumône? Il y avait aussi des malades, des vieillards pouvait-on passer indifférent devant les souffrances des premiers, laisser à l'abandon les seconds, ces serviteurs émérites, qui avaient renoncé à tout pour obéir à leur conscience? Certains, au risque de leur liberté ou de leur vie, voulaient rentrer en France; ils n'avaient plus ni habits ni souliers; il leur manquait même un misérable pécule qui leur permit d'acheter le gite d'une nuit ou le morceau de pain qu'ils tremperont à la source du chemin.

Voilà pour les prêtres. Beaucoup d'émigrés n'avaient pas meilleur sort. Tel revenait de l'armée de Condé, épuisé d'argent, blessé, ayant besoin de se refaire pendant quelques jours; tel autre y retournait, sans enthousiasme peut-être, mais pour satisfaire à ce qu'il croyait le devoir: pour partir, il lui fallait un viatique. Bien des familles avaient trouvé le vivre et le couvert chez des magistrats ou chez des personnes riches du canton; pour ces cœurs haut placés, la reconnaissance n'avait pas moins de simplicité que le bienfait; pourtant, que de nécessités quotidiennes à satisfaire et qui étaient comme en dehors des

1 Jules Sauzay, Histoire de la persécution révolutionnaire dans le Doubs, t. VI, p. 261. Il s'agit de M. Petitcolas, curé de Courchapon.

devoirs et même des attentions de l'hospitalité! D'autres familles, ou venues plus tard ou préférant leur indépendance, ayant d'ailleurs quelques ressources, les avaient vues s'épuiser peu à peu aux exigences d'un interminable exil; les communications avec la France étaient rompues, les biens en vente ou sous séquestre; que d'embarras! que d'anxiétés ! que de souffrances! Et l'on était inquiet de la vie du jour, avant de l'être de celle du lendemain.

A tous ces besoins que les premiers temps de l'exil avaient révélés, mais que les années rendaient plus pressants et plus nombreux, il fallait apporter un remède. En Angleterre, où l'État et les particuliers disposent de grandes ressources, le parlement avait voté un fonds de secours en argent qu'une commission spéciale, mêlée d'Anglais et de Français, répartissait entre les prêtres comme entre les émigrés; une souscription publique, plusieurs fois renouvelée, avait permis d'étendre. ces secours; la générosité personnelle du roi George servait d'exemple à celle de ses sujets. A Fribourg, dans des proportions plus modestes et conformes à la condition du pays, on fit de mème il y eut, comme en Angleterre, des allocations mensuelles ou hebdomadaires, des dons spéciaux et divers; mais on y réalisa une institution d'un caractère original et dont l'honneur remonte à l'un des prêtres réfugiés à Fribourg.

Né en 1748, Henri-Gabriel de Montrichard, docteur en théologie de l'Université de Besançon, chanoine de Baume-les-Messieurs (Jura), avait été vicaire général de Mgr de Rohan, à Bordeaux d'abord, puis à Cambrai, quand il y fut transféré en 1781. Doyen du chapitre de Baume-les-Messieurs en 1784, prébendier du grand chapitre de Liège, abbé d'Andres, diocèse de Boulogne, en 1788, lors des premières crises révolutionnaires, il se retira au château de Saint-Martin (Jura), où il était né. En 1792, il émigra et se rendit avec sa sœur à Fribourg 1.

Frappé de toutes les misères que nous avons signalées et préoccupé d'y porter remède, il eut l'idée d'organiser une table commune ouverte à tous, mais plus spécialement aux prêtres, tandis qu'à l'aide des fonds sur lesquels il osait compter, il au

1 Je résume ici une note de M. le baron de Longuerue (Mémoires de l'abbé Lambert, p. 147).

rait à sa disposition une caisse de charité à laquelle seraient admis non seulement les émigrés, mais les prêtres qui auraient besoin de secours pour effectuer leur retour en France. L'abbé de Montrichard plaça son œuvre sous le patronage des évêques réfugiés à Fribourg; il sollicita et obtint pour ses opérations leur vérification et leur contrôle, et, par les approbations dont ils le couvrirent comme par les dons abondants qu'ils ne cessérent de lui faire, on peut dire qu'entre les prélats et l'abbé de Montrichard, il y eut complète unité d'action et concert parfait dans la charité.

III.

On décida donc d'établir une table commune et gratuite. L'ordre de Malte offrit sa commanderie. On fit acquisition d'un matériel très sommaire : gobelets, assiettes, plats, enfin la vaisselle strictement nécessaire; pour les tables et les bancs, on crut plus économique de ne les prendre qu'en location. On s'assura une récureuse, c'est-à-dire une femme pour laver la vaisselle, moyennant le modique prix d'une livre par semaine. Un prêtre fut chargé de la cuisine; jusqu'en juillet 1794, ce fut l'abbé Servin, vicaire au diocèse de Besançon ; d'autres prètres l'aidèrent ou lui succédèrent l'abbé Guyon, de Chalon-sur-Saône; MM. Roux et Poulet, de Nevers ; ce dernier aura bientôt la mission délicate de prêtre collecteur. Ces prètres recevaient une petite indemnité de logement, sans parler de la nourriture. Le registre de comptes était tenu avec grand soin par l'abbé Roma, dont nous avons parlé; il n'en payait pas moins sa pension, 12 à 16 livres par mois.

Par la nature des achats consignés au registre, on peut constater que la nourriture était des plus simples: une fois par jour de la viande, et il n'y en avait pas toujours le dimanche ; on ne mangeait de veau qu'au carnaval; le soir, une soupe. Des œufs, des pommes de terre, des pois, des lentilles, du riz composaient l'ordinaire des jours maigres; on y ajoutait du lait. Au début, pas de vin, ou très peu; dans la suite, quand les ressources augmentèrent, on en servit régulièrement. A certains jours de fête, à Pàques, à Noël, il y avait un peu d'extra; par exemple, des petits pàtés, et, le jour des Rois, un gâteau.

Cette table commune fut inaugurée le 19 janvier 1794 avec

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