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ceux-ci, accrue encore au temps des Flaviens par la terrible révolle où s'abima leur nationalité, et n'avaient plus la ressource de s'abriter sous la tolérance dont le judaïsme, considéré comme religion, ne cessa pas d'être couvert. Aussi la persécution qui éclata de nouveau contre les chrétiens, à la fin du règne de Domitien, vint-elle les affliger sans les surprendre pendant vingt-sept ans d'une paix instable, ils n'avaient pas cessé d'y être exposés, et il n'y eut besoin, pour les y soumettre de nouveau, d'aucun changement dans les lois ni même dans la politique générale de l'Empire romain.

On a cherché, non sans vraisemblance, l'occasion de ces nouvelles rigueurs dans les rapports de Domitien avec les Juifs. En exigeant d'eux, plus àprement que n'avaient fait Vespasien et Titus, l'impôt du didrachme, autrefois tribut volontaire au temple de Jérusalem, maintenant tribut forcé à ceux du Capitole, l'avide empereur y voulut peut-être soumettre soit des Juifs convertis au christianisme, soit mème des fidèles d'origine païenne, auxquels leur éloignement de l'idolatrie donnait l'air de « mener la vie juive,» selon une expression du temps 1. Leur refus peut avoir excité la colère du tyran, et, répété par un grand nombre, avoir révélé à son œil méfiant le progrès fait en un quart de siècle par la population chrétienne. Cette origine de la persécution de Domilien semble impliquée dans le double reproche adressé à beaucoup de ses victimes: l'adoption des mœurs juives et l'athéisme 2. Suivre les mœurs juives n'était pas punissable; mais rejeter la religion officielle des Romains, sans avoir l'excuse de la religion tolérée des Juifs, était proprement l'athéisme légal : dans cette formule abrégée semblent avoir été résumés, à la fin du er siècle, tous les griefs des gouvernants et du peuple contre les chrétiens.

C'est au moins ce qui parait ressortir d'un récit de Dion Cassius. Racontant les faits de l'an 95, « Domitien, dit-il, mit à mort, avec beaucoup d'autres, son cousin Flavius Clemens, alors consul, et la femme de celui-ci, Flavia Domitilla, sa parente. L'accusation d'athéisme fut portée contre tous deux. De ce chef furent condamnés beaucoup d'autres qui avaient adopté les

1 Suétone, Domit., 12.

2 Dion Cassius, LXVII, 4.

T. LIX. 1er JANVIER 1896.

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coutumes juives : les uns furent mis à mort, les autres punis de la confiscation. Domitille fut seulement reléguée dans l'ile de Pandataria 1. L'empereur fit aussi périr Glabrio, qui avait été consul: il l'accusait du même crime que les autres 2. » Suétone parle aussi de l'exécution de Clemens et de Glabrio, mais dans des termes un peu différents 3. Il dit que Clemens était méprisé pour son inertie, reproche souvent adressé aux fidèles, à qui l'on imputait de ne pas prendre intérêt aux affaires publiques. Mais il ajoute que Clemens fut condamné « sur un très léger soupçon, » ce qui fait supposer que quelque méfiance politique ne fut pas étrangère à sa mort. Selon Suétone, Acilius Glabrio fut frappé aussi comme « machinant des choses nouvelles, molitor novarum rerum. Cette expression n'est pas incompatible avec la malveillance qui s'attachait aux chrétiens et voyait en eux des ennemis du genre humain,» c'est-à-dire, à bien entendre ce mot, des adversaires de l'ordre établi plus ils étaient d'un rang élevé, plus ils devaient donner prise à des accusations de ce genre. En tout cas, la religion des personnages cités par Dion n'est pas douteuse : indépendamment des termes employés par lui, assez transparents sous la plume d'un écrivain qui évita toujours systématiquement de nommer les chrétiens, on sait qu'une catacombe fut creusée dans un domaine de Domitille, à l'époque mème de la dynastie flavienne, et que vers le même temps, dans une autre catacombe, exista le caveau funéraire des Acilii 4.

A première vue, l'on serait tenté de considérer ces exécutions de chrétiens nobles comme un épisode de la lutte de Domitien contre l'aristocratie. Celle-ci lui fit, pendant tout son règne, une vive opposition, à laquelle répondirent de nombreux procès, intentés devant le Sénat tremblant par des délateurs aux gages du prince. L'aristocratie de l'intelligence, qui se montrait sé

1 Sur une seconde Domitille, nièce de Clemens, et reléguée comme chrétienne dans l'ile de Pontia, voit Eusèbe, Chron., ad Olympiad. 218; saint Jérôme, Ep. 108. M. de Rossi (Bull. di arch. crist., 1865, p. 17-24; 1875, p. 6977) a défendu, avec raison selon moi, la distinction des deux Domitille, contestée par de nombreux critiques (tout récemment par M. Gsell, Essai sur le règne de Domitien, 1894, p. 296-299).

2 Dion Cassius, LXVII, 4.

3 Suétone, Domil., 15.

4 De Rossi, Bull. di arch. crist., 1865, p. 40 et suiv.; 1875, p. 39 et suiv.; 1888-1889, p. 15-66, 103-133.

vère pour ses vices, ne fut pas plus épargnée que celle du sang: Domitien fit périr beaucoup de stoïciens et proscrivit même d'une manière générale les philosophes. On comprend qu'il se soit montré impitoyable pour les hommes et les femmes de grande naissance qui avaient embrassé le christianisme. Son regard inquiet voyait partout des complots, et dans les rangs des chrétiens nobles plus peut-être qu'ailleurs. Suétone, en quelques mots, nous l'a laissé entendre, en insistant sur la futilité des soupçons. La qualité de ces convertis a pu surprendre et alarmer le tyran. Elle révélait, d'une manière inattendue, l'importance des conquêtes opérées par le christianisme. Ce n'était plus seulement le nombre, mais la valeur sociale de ses adhérents qui frappait les yeux. Sans cesser de se recruter parmi les petits, ils venaient maintenant aussi des plus illustres maisons, des familles sénatoriales ou consulaires. Cette découverte fut peut-être pour quelque chose dans les rigueurs de Domitien à l'égard des fidèles. Il ne faudrait pas cependant que la noblesse des condamnés désignés par Dion ou Suétone fit illusion. La persécution de Domitien n'atteignit pas seulement des aristocrates. Elle s'étendit aux fidèles de toute condition et de tout pays.

La communauté chrétienne de Rome fut assez éprouvée pour que l'expédition des affaires religieuses, qui dès lors affluaient au siège apostolique, se trouvàt comme suspendue. Le pape Clément ne recouvra qu'à la fin de 96 le loisir et la liberté d'esprit nécessaires pour répondre à une lettre depuis longtemps reçue de l'Église de Corinthe. « Les malheurs, les catastrophes imprévues qui nous ont accablés tour à tour sont, dit-il, la cause de ce retard 1. » Un écrit d'un tout autre genre porte plus vive encore l'empreinte de la persécution. Saint Jean a lui-même souffert pour le Christ, avant d'être exilé à Patmos 2. Il a vu Rome ou, comme il dit, la grande Babylone ivre du sang des martyrs 3. Il connaît ceux qui ont été décapités pour rendre témoignage à Jésus. Il écrit l'Apocalypse au milieu mème de

1 Saint Clément, Cor., 1.

2 Apocalypse, 1, 9. Saint Irénée, Haeres., V, 30, dit que saint Jean écrivil l'Apocalypse à la fin du règne de Domitien. Le système qui plaçait au lendemain de la persécution de Néron la composition de l'Apocalypse est universellement abandonné aujourd'hui.

3 Ibid., XVII, 5, 6.

4 Ibid., xx, 4.

la tourmente, quand beaucoup de chrétiens ont déjà péri, et que beaucoup doivent périr encore 1. Parmi les Églises d'Asie auxquelles il s'adresse, il en est une, Smyrne, dont plusieurs fidèles vont être mis en prison 2, une autre, Pergame, qui a déjà eu un martyr 3. Il fut tué chez vous, là où Satan habite, dit-il aux chrétiens de cette ville, en parlant de leur évêque Antipas.

On remarquera cette expression. Pergame est la première cité de la province d'Asie où la flatterie, encouragée par la politique, ait élevé un temple à Rome et à Auguste 4. Elle y était probablement encore, à l'époque où écrivait saint Jean, l'unique centre du culte impérial, comme Nicopolis l'était pour la Bithynie. Bien qu'il n'eût guère plus de cent ans de date, ce culte était déjà très répandu et très populaire. Il consacrait l'union des provinciaux avec Rome, et, par le double attrait de la religion et des spectacles, les attachait à l'Empire, devenu en la personne de l'empereur comme leur dieu visible. Mais il semble résulter de l'Apocalypse qu'au temps de Domitien on fit de la participation à ses fêtes une épreuve pour les chrétiens orientaux. Ceux qui obéissaient se lavaient ainsi du reproche d'athéisme. Mais ceux qui n'adoraient pas la Bête et son image étaient tués 5. Au ton dont l'apôtre, en de nombreux passages 6, parle ainsi de « la Bête, c'est-à-dire de l'Empire homicide et idolâtre, et de son image, c'est-à-dire apparemment de l'empereur, on se sent en pleine persécution. Le temps est déjà loin où saint Paul entretenait à Éphèse des relations amicales avec des Asiarques, c'est-à-dire des prêtres provinciaux chargés pour l'Asie du culte impérial 7. Alors les chrétiens étaient ignorés ou tolérés, et personne ne songeait à les mettre à cette épreuve. Maintenant, elle est pour eux une fréquente occasion de chute. Il faut que l'auteur de l'Apocalypse soutienne ou ranime leur courage en prophétisant, avec les plus vives couleurs, la ruine de cet Empire qui veut se faire adorer d'eux,

1 Apocalypse, vi, 11.

2 Ibid., п, 10.

3 lbid., 13.

4 Dion Cassius, LI, 20.

5 Apocalypse, XIII, 15.

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6 Ibid., XIII, 7, 8, 14-17; XIV, 9, 11; xvi, 2.

7 Act. Apost., xix, 31.

de cette Rome « qui enivre le monde du vin de son impureté et trempe sa robe dans leur sang 1. »

Mais ces paroles enflammées, faites pour les fidèles de l'Asie et le genre particulier d'épreuves auquel ils étaient exposés, ne correspondent pas aussi exactement à l'état d'esprit des chrétiens qui vivent au centre du monde romain. Ceux-ci, moins occupés de l'avenir que du présent, ne désespèrent pas, au milieu des plus cruels traitements, d'arriver un jour à une entente avec l'État persécuteur. Aussi, dans leur langage, dans leur attitude, et même dans leurs sentiments, persistent-ils à se montrer de loyaux sujets de l'Empire. Conformément aux recommandations de saint Paul, ils font aux prières pour le souverain une place dans leur liturgie. Dans une magnifique oraison, que saint Clément nous a conservée, ils demandent pour les princes et les magistrats la paix, la concorde, la stabilité, et prient Dieu de diriger leurs conseils vers le bien, afin qu'ils exercent paisiblement et avec douceur le pouvoir qui leur a été confié 2. Déjà, dans cette Église de Rome à qui Dieu a donné dès la première heure le sens de la politique et l'esprit de gouvernement, s'annoncent les idées que les apologistes du second siècle s'efforceront de faire prévaloir.

II.

A première vue, il semble qu'une entente eût pu s'établir, au second siècle, entre le christianisme et l'Empire. Rome voit alors se succéder des princes supérieurs par l'intelligence comme par la valeur morale aux deux dynasties qu'elle a déjà usées. La période des Antonins marque le point culminant du régime impérial. Quatre souverains d'une intelligence hors ligne et d'une égale aptitude aux affaires, se remplaçant l'un l'autre, non au hasard de l'hérédité, mais à la suite d'adoptions mûrement réfléchies, gouvernent avec une modération jusque-là sans exemple le monde civilisé. Trajan, par le sérieux de sa politique, par la continuité de ses desseins, renoue l'ancienne tradition romaine. La légèreté et le scepticisme d'Hadrien restent sans effet sur sa conduite publique et ne l'empêchent de remplir au

1 Act. Apost., xvп, 2, 6; xvш, 24.

2 Saint Clément, Cor., 61.

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