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troublée à cause d'eux, cédaient facilement sous la pression de l'émeute.

Des incidents analogues à celui de Smyrne se produisirent vraisemblablement ailleurs. Aussi Antonin dut-il renouveler les instructions de ses devanciers. Il écrivit dans ce sens aux habitants de Larisse, en Thessalie, de Thessalonique, en Macédoine, aux Athéniens, et « à tous les Grecs, » c'est-à-dire probablement à l'assemblée de la province d'Achaïe. Méliton, qui cite ces rescrits, les résume d'un mot : défense de faire du tumulte à l'occasion des chrétiens 1. C'est comme un rappel, pour la Grèce, des avertissements donnés par Hadrien pour l'Asie.

La politique d'Antonin à l'égard du christianisme se montre ainsi la continuation de celle de ses deux prédécesseurs. Aussi, en même temps qu'on le voit réprimer, dans la mesure de son pouvoir, les haines tumultueuses dont les chrétiens étaient poursuivis, le voit-on laisser libre cours aux accusations régulièrement formées contre eux. Il est probable qu'une accusation de ce genre amena, dans la première année de son règne, le glorieux martyre » du pape Télesphore 2. Un épisode de la fin du mème règne, rapporté dans la seconde Apologie de saint Justin, fait comprendre comment s'instruisaient et s'expédiaient régulièrement les procès des chrétiens. L'un d'eux, Ptolémée, accusé par un païen dont il avait converti la femme, est traduit devant le tribunal du préfet de Rome, Q. Lollius Urbicus. Celuici ne fait aucune enquête, et l'interrogatoire consiste en ces deux mots : « Es-tu chrétien? Je le suis. » La sentence capitale est aussitôt prononcée. Contre cette procédure expéditive, qui condamnait le nom seul, conformément au rescrit de Trajan, ne cessaient de protester les apologistes. La protestation ful, cette fois, portée au tribunal même du préfet par le cri spontané d'un courageux spectateur. « Comment, s'écria celui-ci, peux-tu condamner un homme qui n'est convaincu ni d'adultère ni de séduction, ni d'homicide, ni de vol, ni de rapt, qui n'est accusé d'aucun crime, et n'a fait autre chose que de s'avouer chrétien? Ton jugement, ô Urbicus, n'est digne ni de notre pieux

1 Méliton, dans Eusèbe, H. E., IV, 26, 10. Il ne faut pas confondre ces missives d'Antonin, certainement historiques, avec le rescrit apocryphe au conseil d'Asie publié par Eusèbe, IV, 13.

2 Eusèbe, H. E., IV, 10; V, 6.

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empereur, ni du philosophe fils de César, ni du sacré sénat. » Pour toute réponse, Urbicus interrogea l'intervenant Toi aussi, tu me parais chrétien. Je le suis. — Qu'on le conduise au supplice. Indigné, un autre chrétien éleva la voix à son tour, et fut condamé de même. Dans ces deux derniers cas, il n'y eut pas d'accusation régulière, mais une sorte de flagrant délit, qui probablement en tenait lieu 1.

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D'autres faits rapportés, malheureusement sans détails, par saint Justin, montrent que parfois, cependant, on ne s'en tint pas à cette procédure sommaire. « A force de tourments, dit-il, on arrachait à des esclaves, à des enfants, à de faibles femmes, la révélation de crimes imaginaires 2. » Cela avait lieu quand un accusateur, croyant aux bruits calomnieux répandus contre les fidèles, inculpait formellement l'un d'eux non seulement de professer une religion illicite, mais encore de s'être souillé de quelques-uns des crimes que leur imputait la voix populaire. On sortait alors de la procédure d'exception, applicable aux seuls chrétiens, pour rentrer en apparence dans le droit commun; mais, comme la procédure d'exception subsistait néanmoins, la situation du chrétien accusé n'était pas meilleure si la preuve des griefs articulés n'était pas faite, il pouvait encore être condamné pour le délit abstrait de religion. Du reste, les procès dont les détails sont venus jusqu'à nous ne visent presque jamais que celui-ci. Les incidents auxquels fait allusion saint Justin dans la phrase citée plus haut durent être rares. D'atroces calomnies se répandirent dans les conversations, les pamphlets, les discours, plus souvent sans doute qu'elles ne se formulèrent avec précision dans les accusations déférées aux tribunaux.

Mais le temps n'était plus où les chrétiens se laissaient condamner ou calomnier sans élever la voix. Le christianisme, au second siècle, ne parlait plus seulement le langage de ses origines, intelligible aux seuls initiés : il avait maintenant à son service de nombreux écrivains, d'éducation grecque ou latine, capables de mettre ses enseignements à la portée de toutes les intelligences, de répondre aux objections et de discuter les attaques. Le second siecle est l'époque par excellence des apolo

1 Saint Justin, Apol., II, 1.

2 lbid., 12.

T. LIX. 1er JANVIER 1896.

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gistes. D'Hadrien à Marc-Aurèle, les plaidoyers en faveur du christianisme se multiplient. On les adresse tantôt aux empereurs, au sénat, aux magistrats, tantôt à l'opinion publique tout entière. Le plus souvent, leurs auteurs cherchent surtout à faire connaitre la religion nouvelle, estimant que la lumière est sa meilleure défense. Ils exposent donc sommairement, par grandes lignes, les dogmes fondamentaux du christianisme, puis ils décrivent les mœurs de ses adhérents. Tel est le plan de l'Apologie présentée par un philosophe converti d'Athènes, Aristide, à l'empereur Hadrien 2. La lettre écrite, probablement vers le même temps, par un anonyme à un personnage appelé Diognète, qui appartenait peut-être à la cour impériale, contient surtout une peinture des chrétiens et une protestation contre les mauvais traitements dont on les accable afin de les amener à répudier leurs croyances. Comme son devancier et son modèle Aristide, le philosophe converti Justin adresse à Antonin un mémoire apologétique dont la première partie est un exposé du dogme chrétien, présenté comme la conciliation et l'achèvement de toutes les philosophies antérieures, le fruit divin greffé sur la raison par la foi, la seconde, un tableau du culte simple et des mœurs innocentes des chrétiens, la troisième, une discussion de la procédure sommaire qui leur est injustement appliquée, les punissant à cause de leur nom seul, sans enquête, sans que des faits délictueux soient relevés à leur charge. Sur ce dernier point revient avec une grande insistance, et en alléguant des exemples récents, une seconde Apologie composée par Justin dans les dernières années du règne d'Antonin le Pieux.

Sous celui de Marc-Aurèle, l'argumentation des apologistes s'élargira encore. Montrer que le christianisme est une religion grande et raisonnable, que les chrétiens sont indignement calomniés, qu'il est inique de les mettre sinon hors la loi, au moins hors du droit commun, ne suffit plus aux défenseurs de l'Église ils vont jusqu'au point le plus sensible de la contro

1 Cette Apologie peut être reconstituée au moyen d'un fragment arménien, publié en 1878 par les Pères mékitaristes de Venise, d'une version syriaque découverte en 1889, dans un couvent du Sinaï, par M. Rendel Harris, et d'un texte grec inséré dans la Vie légendaire de Barlaam et de Josaphat. Voir Rendel Harris et Armitage Robinson, The Apology of Aristides. Cambridge, 1891. 2 D'après Eusèbe, saint Jérôme et le fragment arménien; à l'empereur Antonin, d'après la version syriaque.

verse, jusqu'au préjugé le plus dangereux et le plus tenace. L'originalité de ce qu'on peut appeler la seconde génération des apologistes, le philosophe Athénagore, les évêques Théophile, Méliton, Apollinaire, est de porter hardiment leur action défensive sur le terrain de la politique. Ceux que l'on a proscrits d'abord et que l'on continue à dénoncer comme des << ennemis du genre humain, c'est-à-dire des adversaires de la civilisation romaine, de l'ordre de choses établi, de l'Empire, en sont au contraire les sujets les plus paisìbles et les plus loyaux serviteurs. Ils n'adorent pas le souverain, mais ils le respectent, lui obéissent, l'aiment et prient pour lui 1. Ils désirent l'établissement solide et la perpétuité de la dynastie, jouissent avec reconnaissance de la paix romaine, de l'éclat des cités, de la sagesse des lois 2. Ils se plaisent à la pensée que le christianisme est né en même temps que l'Empire, et que les destinées de l'un et de l'autre sont providentiellement liées 3. Ils aiment à mettre en contraste les cruautés dont les chrétiens ont été l'objet de la part des mauvais empereurs, tels que Néron et Domitien, et la bienveillance relative qu'ils ont obtenue des bons, comme Hadrien et Antonin 4. Cette explosion de loyalisme ne se rencontre pas seulement sous la plume des auteurs d'Apologies 5 il semble bien que les sentiments qu'elle manifeste sont sincèrement partagés alors par la majorité des chrétiens. Bien petit est le nombre de ceux qui maudissent encore Rome, à la façon des rédacteurs des oracles pseudo-sibyllins, œuvre judéo-chrétienne de cette époque. L'idéal de la plupart est tout différent. N'est-ce pas un contemporain de Marc-Aurèle, l'évêque phrygien Abercius, qui, dans l'épitaphe dictée pour sa tombe, appelant Rome « la ville royale, donnant à sa patrie Hiéropolis l'épithète d'excellente, à lui-même le titre de citoyen, condamne les violateurs de sa sépulture à payer mille pièces d'or au trésor romain et deux mille à la caisse municipale ? Ces expressions et ce

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1 Théophile d'Antioche, Ad Autolycum, I, 12.

2 Athénagore, Legat. pro christian., 1, 37.

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3 Méliton de Sardes, cité par Eusèbe, H. E., IV, 26, 7, 8.

4 Méliton, dans Eusèbe, H. E, IV, 26, 9, 10, 11.

A l'exception de Tatien, demeuré intransigeant (Orat. adv. Graecos, 11; cf. 29, 30, 31, 35, 42).

6 Voir la reproduction photographique de la stèle d'Abercius, dans Nuovo Bullettino di archeologia cristiana, 1895, pl. III-VI, VII; cf. p. 22-25, 30, 36.

legs patriotiques sont un frappant commentaire des déclarations d'Athénagore, de Théophile, d'Apollinaire et de Méliton.

Malgré l'excellence des raisons, la campagne des apologistes ne devait pas réussir. Elle avait contre elle ce qui, dans tous les temps, rend si difficile le succès des mouvements de défense religieuse l'inattention, l'indifférence, l'empire des habitudes. prises et des jugements tout faits. Elle rencontrait de plus des obstacles tenant aux dispositions des contemporains et à l'esprit particulier de l'époque.

Sans doute, devant les empereurs elle avait sur certains points cause gagnée : leurs rescrits, la pratique même des tribunaux, montrent que ni les chefs de l'État ni, avec eux, les plus éclairés des magistrats, ne croyaient aux crimes dont l'imagination populaire chargeait les chrétiens. Mais chez Hadrien la légèreté, chez Antonin une certaine nonchalance d'idées, chez Marc-Aurèle un profond et amer dédain, les empêchaient d'attacher le prix qu'elle méritait à l'adhésion sincère et réfléchie donnée par les chrétiens au régime impérial. Ou les princes n'y croyaient point, ou ils n'en prenaient pas souci: en tout cas, ils la traitaient en chose négligeable, et, personnellement libres de préjugés à l'égard des chrétiens, ne continuaient pas moins à les laisser exposés à l'action intermittente des lois qui les frappaient comme ennemis publics, toutes les fois que se levait contre eux un accusateur. Quant à la partie dogmatique des plaidoyers présentés en leur nom, Hadrien était sans doute trop sceptique, Antonin trop dévoué à la religion nationale, MarcAurèle trop attaché à son propre sens, pour y prêter quelque attention.

Si les raisons données en faveur des chrétiens glissaient ainsi sur l'âme de princes supérieurs en intelligence et en moralité à la masse de leurs contemporains, on ne s'étonne pas que la grande majorité du peuple, et même des gens éclairés, y soit demeurée insensible. Le 11° siècle est à la fois l'ère de la philosophie et de la superstition. Par jalousie d'idées ou par orgueil professionnel, les rhéteurs et les philosophes, alors au plus haut point de la faveur, se montrent les ennemis déclarés d'une religion qui leur dispute la direction des esprits de Crescens, l'adversaire personnel de saint Justin, à Celse, le redoutable polémiste, en passant par le satirique Lucien, tous parlent,

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