Mais vous avez oublié les évaluations les plus simples, les plus connues sur cette question. D'abord vous vous êtes trompé sur le chiffre de la dette, et ensuite vous vous êtes trompé sur le chiffre de la valeur foncière. Le chiffre de la dette, le voici. Grâce à la proposition qui nous a été faite, et qui a été repoussée ensuite, grâce à la proposition d'un impôt hypothécaire, les agents des finances ont pu constater d'une manière précise, non pas comme les faiseurs de statistique, en se fondant sur des conjectures, mais sur des documents précis, authentiques, quelle était la valeur de la dette hypothécaire en France. Il y a en effet 12 milliards de dette supposée, mais non pas de dette réelle. Dans ces 12 milliards, il y a des hypothèques périmées qui n'ont plus de valeur, et qu'on a négligé de faire rayer des registres pour s'épargner de la peine ou des frais. Il y a ensuite des hypothèques de garantie au profit des mineurs et des femmes, qui ne représentent pas de dette véritable. Il n'y a de dette véritable que 4 milliards 500 millions. La preuve, c'est qu'on ne voulait faire reposer l'impôt que sur cette somme. Ainsi voilà un premier chiffre qui doit être considérablement réduit. Ce n'est plus 12 milliards de dettes qui pèsent en France sur la propriété foncière; c'est 4 milliards 500 millions. Maintenant la valeur de la propriété foncière estelle, comme le dit le rapport, de 40 milliards? VIII. 8 Messieurs, c'est ici une de ces évaluations qu'il est impossible de donner d'une manière très précise. Tout ce qu'on peut, c'est de tracer des limites et de montrer, par exemple, quel est le minimum, quel est le maximum possible. Eh bien, il y a quelque temps, j'ai porté à cette tribune une évaluation approximative du revenu net de la propriété foncière en France; j'ai estimé ce revenu de 2 milliards 100 millions à 2 milliards 200 millions, ou à 2 milliards 300 millions. Ici on approche presque de la certitude; car ce sont des agents des contributions directes qui ont fait ce travail trois ou quatre fois depuis trente ans. Je le répète, ce ne sont pas des faiseurs de statistiques qui ont donné ce chiffre; ce sont des agents du gouvernement, qui, ayant à s'occuper de la matière de l'impôt, ont travaillé avec précision sur des documents certains. En prenant donc la moyenne des évaluations, le revenu total de la propriété foncière, en France, serait d'à peu près 2 milliards 200 millions. Eh bien, il faudrait, pour que le chiffre de la valeur de la propriété, donné par M. le rapporteur, fût à peu près vrai, que la propriété, en France, rapportât 5 pour cent. Alors, pour 2 milliards 200 millions de revenu, on arriverait à une valeur capitale de 44 milliards. Mais je m'adresse à tout le monde, sans exception: Est-il admissible que la propriété foncière, en France, rapporte 5 pour 100? (Interruptions diverses.) M. CHARAMAULE. Alors le capital est plus fort. (Réclamations. — Écoutez!) M. THIERS. — Si mon honorable collègue, M. Charamaule, voulait avoir patience et me laisser arriver au terme de mon raisonnement, il verrait que justement mon intention est de prouver que le chiffre de 40 milliards, pour la valeur de la propriété foncière, est fort au-dessous de la vérité. Je disais donc qu'en supposant que la propriété foncière en France rapportât 5 pour cent, ce qui est faux, complètement faux de près de moitié, en partant d'un revenu de 2 milliards 200 millions, on trouverait un capital de 44 milliards. Or vous savez que les maisons elles-mêmes ne rapportent pas 5 pour cent, que la terre, dans les provinces riches, rapporte à peine 2, 2 et demi, 3 pour cent. Je dis qu'on est dans le vrai en prenant, pour moyenne du produit net de la propriété foncière en France, 3 pour cent. Eh bien, ce chiffre, qui est généralement admis dans toutes les évaluations, ce chiffre de 3 pour cent de revenu, donnerait, avec 2 milliards 200 millions de revenu, un capital de 72 milliards. Voilà le vrai. Vous pouvez vous adresser à tous les livres de statistique, vous verrez que je suis bien modéré, quand j'estime la propriété foncière en France à 72 milliards. Je répète que ce sont des évaluations approximatives, mais qui approchent assez de la vérité pour qu'on puisse fonder sur elles des raisonnements d'une incontestable force. Il n'est donc pas vrai que la propriété foncière soit endettée du tiers; elle est endettée de 4 milliards 500 millions sur 72 milliards, ce qui fait à peu près le dix-septième. Je dis cela, parce qu'il importe d'éclairer les esprits sur l'état vrai du pays. Encore une fois il n'est pas exact de dire que la propriété foncière soit endettée d'un tiers; elle l'est d'un dix-septième. Distinguons maintenant dans la propriété foncière quelle est celle qui se trouve aujourd'hui obérée, et au secours de laquelle il faut venir. On a cherché à vous intéresser en vous parlant de la propriété rurale, de l'agriculture. Il n'y a rien, pour ma part, que je respecte autant que l'agriculture. C'est la première industrie du pays; c'est celle dont le sort me touche le plus; c'est celle qui fait véritablement la force des nations. Je l'ai toujours soutenue dans les commissions de finances; j'ai toujours réclamé pour elle. Un membre. L'agriculture souffre! M. THIERS. Oui, elle souffre; mais savez-vous de quoi souffre l'agriculture? Elle souffre de l'impôt foncicr. (Approbation.) On admire beaucoup les progrès de l'agriculture en Angleterre ; ils sont grands assurément, mais on est injuste envers l'agriculture en France. Elle a fait aussi de grands progrès depuis cinquante ans; et, pour les hommes qui ne sont pas très âgés, qui ont des souvenirs qui remontent à vingt ans, qui observent le sol quand ils voyagent, il est certain que, depuis vingt ans, l'agriculture a fait chez nous des progrès considérables. Cependant elle n'en fait pas d'aussi grands qu'elle pourrait en faire, autant que l'agriculture anglaise, par exemple. Pourquoi cela? C'est que l'agriculture anglaise ne supporte pas d'impôt foncier, et que l'agriculture française en supporte pour une somme de près de 300 millions. Savezvous que c'est là une grande différence! Et puis étonnez-vous que l'agriculture française, quoiqu'elle ait fait de grands progrès, soit inférieure à l'agriculture anglaise! Il n'y a pas lieu, en effet, à un grand étonnement, quand on considère cette différence énorme d'une charge annuelle de 300 millions d'un côté, et d'une exonération complète de l'autre. Voilà la vraie cause des souffrances de l'agriculture en France. Maintenant quelle est sa part dans la dette générale de la propriété foncière? Vous allez voir qu'elle y figure pour très peu de chose. Est-ce que les agriculteurs empruntent pour se livrer à des améliorations, comme on voudrait nous le faire croire? C'est complètement faux. Il y a quelques grands propriétaires qui, heureusement, ont contracté en France le goût des occupations agricoles, et qui consacrent une partie de leur revenu à améliorer leurs terres. Il y en a quelques-uns de cette espèce, mais pas assez, et il est très rare que ces propriétaires hypothèquent leurs biens pour améliorer leurs terres. Il peut y en avoir quelques-uns qui le fassent; mais c'est une exception tellement rare qu'elle est presque nulle. |