l'éducation, la carrière, ne souffrent pas de sept ans passés à l'armée. Je vais vous en montrer un autre dont la vie est détruite. L'homme qui se voue aux occupations civiles, au commerce, au barreau, à la médecine, occupations qui exigent une longue éducation, un long apprentissage, je vous demande si, le prenant à vingt ans et lui faisant passer sept ans dans un régiment, vous n'avez pas détruit sa carrière? M. ASTOUIN. Le service, qui est de sept ans, ne sera que de trois ans. (Mouvements divers.) M. LE PRÉSIDENT. Il est difficile que l'orateur continue, si, à chacune de ses énonciations, il y a une interruption. J'invite l'Assemblée à vouloir bien garder le silence. M. THIERS. Ici, dans ce couloir, je recueille une interruption qui me prouve combien j'avais raison de me plaindre que la vivacité d'esprit de mes interrupteurs ne leur permît pas d'attendre que j'eusse poussé mes raisonnements jusqu'au bout. Trois ans au lieu de sept! je le sais bien, c'est là le fond de la question, et je vais y arriver. M. THIERS.- Arrivez-y donc ! Mais je suis, je suppose, le maître de traiter la question comme je l'entends. M. LE PRÉSIDENT. — Je prie les interrupteurs de vouloir bien s'abstenir d'observations semblables, qui ne sont ni justes ni convenables. M. THIERS. J'y arriverai quand il conviendra à la déduction de mes idées, quand l'Assemblée m'aura témoigné que je ne suis pas dans la question; elle seule est mon juge, je n'accepte que d'elle un rappel à la question. (Très bien!) Eh bien, je vous prouverai bientôt que votre système est à la fois barbare et funeste, car, si le service est de sept ans, vous bouleversez les carrières; s'il n'est pas de sept ans, vous bouleversez l'armée. Mais permettez-moi, car j'ai l'habitude de parcourir l'une après l'autre toutes les parties de mon sujet, permettez-moi de vous prouver que votre système, sous prétexte d'égalité, est la plus cruelle des inégalités; car, tandis que vous ne bouleversez pas la carrière de l'homme des champs, vous bouleversez la carrière de l'homme qui se destine aux professions libérales, et dont l'éducation a besoin d'être longue et soignée. Ce n'est point là une véritable égalité, c'est une égalité brutale et inique qui rabaisse, au lieu de cette sage et juste égalité qui accorde à chacun sa position. Comment se fait-il, en effet, qu'un si grand nombre de représentants soient ici de l'avis que je soutiens? C'est que tous comprennent que, si cette inconcevable proposition pouvait devenir loi, toutes les familles (je ne dis pas seulement les riches, mais les moins aisées, car les petits paysans eux-mêmes, dès qu'ils ont amassé quelques économies, songent à faire remplacer leurs enfants), toutes les familles seraient inquiètes, alarmées; et pourquoi le seraient elles? Parce qu'elles ont le sentiment que, pour certaines carrières qui exigent un peu d'éducation, sept années passées dans un régiment seraient la destruction de cette carrière. Cela est évident, cela est connu de tout le monde; c'est ce fait qui a produit la majorité d'hier, et qui en produira une semblable aujourd'hui. Il est donc vrai que ce n'est pas la véritable égalité que vous voulez établir. Le service militaire est une charge que je ne méconnais pas pour l'homme des champs, mais c'est une tyrannie intolérable pour l'homme destiné aux carrières civiles. Maintenant, voulez-vous aller plus avant, et vous élever aux principes sociaux? J'affirme que la société où tout le monde est soldat est une société barbare. Savez-vous où tout le monde est soldat? Chez les barbares. Chez les barbares, qui ont envahi l'empire romain, tout le monde était soldat; chez les Arabes, que nous avons eu à combattre, tout le monde est soldat. Eh bien, savez-vous ce qui arrive? C'est que, dans les pays où tout le monde est soldat, tout le monde l'est mal. Ce sont des troupes nomades, des troupes barbares. M. SUBERVIE. - Non! M. LE PRÉSIDENT. — Monsieur le général Subervie, si vous voulez répondre, vous aurez la parole; mais je vous prie de ne pas interrompre. M. THIERS. J'en demande pardon à l'honorable général Subervie, qui a une grande habitude d'interrompre les orateurs, et je lui dirai que c'est à l'histoire que je m'adresse. S'il veut en parcourir les pages avec moi, je lui ferai voir que, partout où il y a eu de grandes nations militaires, tout le monde n'était pas soldat; car, où tout le monde est soldat, on est mauvais soldat. Chez les grandes nations guerrières, la profession militaire est une profession spéciale. M. SUBERVIE. Je ne puis pas répondre. (Exclamations.) M. LE PRÉSIDENT. - Il est évident que M. Subervie n'est pas de l'avis de l'orateur, c'est incontestable; il aura le droit d'exprimer son opinion à la tribune; mais il n'a pas le droit d'interrompre. M. SUBERVIE. Je n'insiste pas, je ne veux pas répondre; mais qu'au moins on me laisse dire non. M. THIERS. Je me résigne aux interruptions; mais vous voyez qu'il faut beaucoup de patience pour suivre de longues déductions au milieu d'interruptions répétées. Eh bien, j'affirme, l'histoire à la main, qu'il n'y a que les nations barbares où tout le monde soit soldat, et qu'on y est mauvais soldat. Dans les grandes nations militaires, voici comme les choses se passent : c'est une profession que la vie militaire, c'est une spécialité. Même à Rome, c'était une spécialité. Les cives romani étaient une caste militaire; seuls ils avaient droit de voter, d'occuper les charges, de se partager les terres conquises. C'était une véritable caste. Quant aux professions civiles, ils ne les exerçaient pas. Dans les premiers temps seulement, ils pratiquaient l'agriculture; mais ils laissaient à des esclaves, à des affranchis, à des étrangers, toutes les autres professions; et, quand on sortit de la caste militaire des cives romani, à l'époque des guerres civiles, les historiens vous disent que l'armée s'affaiblit singulièrement. La difficulté, savez-vous où elle est? Je vais vous le dire, et c'est en cela que nos lois ont été admirables et admirées. Nos lois, en admettant le remplacement, ont su concilier cette nécessité d'étendre le service militaire à tout le monde, en laissant toutefois le métier des armes rester une profession spéciale. Comment y sont-elles parvenues? Par le moyen que voici. Tous les citoyens sont appelés à fournir un soldat; mais ceux que leur caractère ne porte pas à servir, qui ne sont pas organisés pour la vie militaire, sont remplacés par d'autres qui ont les aptitudes nécessaires à cette vie. C'est ainsi que la charge restant commune à tous, ceux qui sont appelés à fournir un soldat ont recours au remplacement, qui permet à celui qui a la vocation militaire de se mettre à la place de celui qui ne l'a pas. C'est ainsi qu'on arrive à avoir un service imposé à tous, avec un service fourni particulièrement par ceux qui ont la vocation. C'est ainsi qu'on arrive à faire que l'art militaire soit une carrière spéciale. Sans spécialité, jamais d'armée. Il en est ainsi chez toutes |