CLVI DISCOURS SUR LE PROJET DE LOI RELATIF A LA PRESSE PRONONCÉ LE 24 JUILLET 1849 A L'ASSEMBLÉE LÉGISLATIVE Un décret du Gouvernement provisoire, en date du 5 mars 1848, avait abrogé la loi du 9 septembre 1835, concernant les crimes, délits et contraventions commis par la voie de la presse. Mais cinq mois après, à la suite de la grande insurrection des 25, 26 et 27 juin, il avait été reconnu indispensable de protéger l'Assemblée nationale et ses membres, le pouvoir exécutif, les institutions existantes, la propriété et la famille, contre les attaques violentes dont ils étaient quotidiennement l'objet dans les feuilles publiques et autres. La loi du 11 août 1848 édicta donc à ce sujet des peines sévères, et cette loi fut bientôt reconnue elle-même insuffisante. Elle ne mentionnait pas, en effet, le Président de la République, dont la fonction n'existait pas quand elle avait été votée, et n'édictait aucune mesure répressive contre les provocations à l'indiscipline dans l'armée, provocations devenues incessantes, contre celles au mépris et à la violation des lois, contre la publication de fausses nouvelles ou de pièces fabriquées ou falsifiées faite en vue de troubler l'ordre public, et, dans la séance du 25 juin 1849, M. Odilon Barrot présenta à l'Assemblée législative un projet de loi ayant pour objet de combler les lacunes qui se trouvaient dans le décret du 11 août 1848 et d'assujettir l'exercice du colportage à l'autorisation préalable. La Commission à l'examen de laquelle fut soumis ce projet, tout en le modifiant dans quelques-uns de ses détails, l'adopta en principe, et la discussion à laquelle il donna lieu dans le sein de l'Assemblée fut ouverte par un discours de M. de Montalembert absolument favorable aux mesures proposées, et par un autre en sens contraire de M. Jules Favre, qui les taxa de mesures de haine, de faiblesse, d'impuissance et de contre-révolution. M. Dufaure, devenu ministre de l'intérieur, invoqua ensuite, dans l'intérêt de la République ellemême, la nécessité de protéger la famille, la propriété, la religion, les lois, tous grands intérêts sociaux dont l'existence était chaque jour menacée, et, après un discours d'un orateur socialiste, M. Pierre Leroux, qui conclut en disant que, nonobstant toutes les lois de compression qu'on faisait contre le socialisme, le socialisme ne périrait pas, M. Thiers prit la parole. Citoyens représentants, Depuis que je siège dans les assemblées de la République, je me suis toujours imposé un principe de conduite, c'est de ne monter à cette tribune que lorsqu'il s'agissait de questions tellement générales, tellement sociales, tellement étrangères à toutes les formes de gouvernement, qu'il y avait pour nous tous, je ne dirai pas un droit égal, le droit est le même pour chaque membre de cette assemblée, mais une convenance égale à nous en mêler. Lorsqu'il s'est agi de questions de circonstance, j'ai laissé aux hommes de la circonstance le soin de les traiter. Moi, homme du passé, comme on m'appelle, je me suis effacé volontiers devant les hommes du présent. Cette fois, cependant, vous conviendrez que ceux qu'on appelle les hommes du passé ont été si directement, si fréquemment provoqués, qu'il y aurait de leur part autant de mauvaise grâce à se taire qu'il aurait pu y avoir, dans d'autres occasions, mauvaise grâce à parler. Je vous demande donc, quoique la discussion se soit déjà bien prolongée, la permission de vous apporter mon avis sur la loi qui vous est soumise. Assurément on a donné à mes amis et à moi le droit des récriminations. Je n'en abuserai pas. Cependant je demande la permission d'en user, à quelque degré, sans manquer envers aucun de mes collègues aux égards que je leur dois. On a essayé de nous dire des vérités, j'essayerai d'en dire quelques-unes à mes adversaires; le pays, l'Assemblée, jugeront lesquelles de ces vérités sont les plus vraies. (Mouvement.) Quant à moi, si j'atteins mon but, je vous prouverai qu'il y a, indépendamment des formes de gouvernement, des principes de conservation nécessaires, nécessaires aux républiques comme aux monarchies, auxquels il faut revenir sans cesse quand on veut exister, quand on veut vivre. Ainsi je vous prouverai peut-être que, tandis que vous êtes si irrités contre ce que vous appelez les nouvelles lois de septembre, vous-mêmes, l'année dernière, en pleine Assemblée constituante, vous avez laissé passer de véritables lois de septembre, de la main de qui? De M. Marie, votre ami. (Interruption à gauche.) Un membre à gauche. Il n'est pas notre ami. M. LE PRÉSIDENT. - Ce n'est pas une question qu'on vous adresse, c'est un fait qu'on rappelle. M. THIERS. Elles ont passé de la main de qui? De la main de M. Marie. Avec l'approbation de qui? De M. Jules Favre. Cela s'est fait lorsque vous avez délibéré et voté la loi du 11 août. Et ce n'est pas une seule fois, Messieurs, que vous avez emprunté ses lois au passé. Je vous prouverai peut-être que, depuis dix-huit mois, toutes les fois que vous avez voulu adopter une politique pratique et raisonnable, toutes les fois que vous avez voulu vous défendre et défendre la France avec vous, vous avez été obligés de vivre d'emprunts. Eh bien, Messieurs, pour nous entendre, pour arriver à ce but de vous prouver qu'il y a des principes de gouvernement nécessaires, il faut que vous me permettiez (je tâcherai de ne pas abuser de votre attention), il faut que vous me permettiez de vous exposer ces principes. Je m'efforcerai de le faire en termes brefs, concis, mais extrêmement positifs. Dans mon opinion, et j'espère que ce sera bientôt dans l'opinion de tous les hommes qui m'écoutent, il est certain, incontesté et incontestable, qu'il ne peut y avoir aucune liberté illimitée. La liberté illimitée, savez-vous ce que c'est? C'est la société barbare. Là où il y a un plus fort qui opprime les autres, ce plus fort a une liberté illimitée; mais les faibles n'ont pas de liberté il y a de moins, dans leur liberté à eux, tout ce qu'il y a de plus dans la liberté du plus fort. Celui-ci, à son tour, trouve un plus fort qui l'opprime, et qui jouit d'une liberté illimitée; et, quand les hommes, par des expériences réitérées, se sont aperçus que la société devient ainsi un échange de violences, on pose des limites à la liberté de chacun. La liberté de l'un a pour limite la liberté de l'autre ; les lois naissent, et la société civilisée avec elle. Cela est tellement clair, tellement évident, que personne ne le niera. M. THIERS.Tant mieux! Suivez-moi avec quelque patience, et peut-être, de déduction en déduction, vous amènerai-je à être d'accord avec moi sur tous les points. Cela n'est pas probable, mais essayons. (Hilarité.) Il n'y a pas, dis-je, de liberté illimitée; la société civilisée, c'est la société de la liberté limitée, c'est-àdire de la liberté des uns bornée par la liberté des autres. J'arrive tout de suite à la question qui nous occupe. En matière de presse, peut-il y avoir une liberté illimitée? Il faudrait, pour le soutenir contre moi, prétendre qu'on ne peut pas faire à autrui autant de mal avec la |