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pareil plan, et il n'imaginoit pas pouvoir le remplir seul; mais, pressé par le temps, il se hâtoit d'en exécuter quelques parties, et croyoit que la postérité achèveroit le reste. Il invitoit les hommes de toutes les nations et de tous les siècles à s'unir ensemble; et, pour rassembler tant de forces dispersées, pour faciliter la correspondance rapide des esprits dans les lieux et les temps, il conçut l'idée d'une langue universelle qui établiroit des signes généraux pour toutes les pensées, de même qu'il y en a pour exprimer tous les nombres; projet que plusieurs philosophes célèbres ont renouvelé, qui sans doute a donné à Leibnitz l'idée d'un alphabet des pensées humaines, et qui, s'il est exécuté un jour, sera probablement l'époque d'une révolution dans l'esprit humain.

J'ai tâché de suivre Descartes dans tous ses ouvrages; j'ai parcouru presque toutes les idées de cet homme extraordinaire; j'en ai développé quelques unes, j'en ai indiqué d'autres. Il a été aisé de suivre la marche de sa philosophie et d'en saisir l'ensemble. On l'a vu commencer par tout abattre afin de tout reconstruire; on l'a vu jeter des fondements profonds; s'assurer de l'évidence et des moyens de la reconnoître; descendre dans son âme pour s'élever à Dieu; de Dieu redescendre à tous les ètres créés; attacher à cette cause tous les principes de ses connoissances; simplifier ces principes

pour leur donner plus de fécondité et d'étendue, car c'est la marche du génie comme de la nature; appliquer ensuite ces principes à la théorie des planètes, aux mouvements des cieux, aux phénomènes de la terre, à la nature des éléments, aux prodiges des météores, aux effets et à la marche de la lumière, à l'organisation des corps bruts, à la vie active des êtres animés; terminant enfin cette grande course par l'homme, qui étoit l'objet et le but de ses travaux; développant partout des lois mécaniques qu'il a devinées le premier; descendant toujours des causes aux effets; enchaînant tout par des conséquences nécessaires; joignant quelquefois l'expérience aux spéculations, mais alors même maîtrisant l'expérience par le génie; éclairant la physique par la géométrie, la géométrie par l'algèbre, l'algèbre par la logique, la médecine par l'anatomie, l'anatomie par les mécaniques; sublime même dans ses fautes, méthodique dans ses égarements, utile par ses erreurs, forçant l'admiration et le respect, lors même qu'il ne peut forcer à penser comme lui.

Si on cherche les grands hommes modernes avec qui on peut le comparer, on en trouvera trois: Bacon, Leibnitz, et Newton. Bacon parcourut toute la surface des connoissances humaines; il jugea les siècles passés, et alla au-devant des siècles à venir: mais il indiqua plus de grandes choses qu'il n'en

exécuta; il construisit l'échafaud d'un édifice immense, et laissa à d'autres le soin de construire l'édifice. Leibnitz fut tout ce qu'il voulut être : il porta dans la philosophie une grande hauteur d'intelligence; mais il ne traita la science de la nature que par lambeaux, et ses systèmes métaphysiques semblent plus faits pour étonner et accabler l'homme que pour l'éclairer. Newton a créé une optique nouvelle, et démontré les rapports de la gravitation dans les cieux. Je ne prétends point ici diminuer la gloire de ce grand homme, mais je remarque seulement tous les secours qu'il a eus pour ces grandes découvertes. Je vois que Galilée lui avoit donné la théorie de la pesanteur; Kepler, les lois des astres dans leurs révolutions; Huygens, la combinaison et les rapports des forces centrales et des forces centrifuges; Bacon, le grand principe de remonter des phénomènes vers les causes; Descartes, sa méthode pour le raisonnement, son analyse pour la géométrie, une foule innombrable de connoissances pour la physique, et plus que tout cela peut-être, la destruction de tous les préjugés. La gloire de Newton a donc été de profiter de tous ces avantages, de rassembler toutes ces forces étrangères, d'y joindre les siennes propres, qui étoient immenses, et de les enchaîner toutes par les calculs d'une géométrie aussi sublime que profonde. Si maintenant je rapproche Descartes de ces trois

hommes célèbres, j'oserai dire qu'il avoit des vues aussi nouvelles et bien plus étendues que Bacon; qu'il a eu l'éclat et l'immensité du génie de Leibnitz, mais bien plus de consistance et de réalité dans sa grandeur; qu'enfin il a mérité d'être mis à côté de Newton, parcequ'il a créé une partie de Newton, et qu'il n'a été créé que par lui-même; parceque, si l'un a découvert plus de vérités, l'autre a ouvert la route de toutes les vérités; géomètre aussi sublime, quoiqu'il n'ait point fait un aussi grand usage de la géométrie; plus original par son génie, quoique ce génie l'ait souvent trompé; plus universel dans ses connoissances, comme dans ses talents, quoique moins sage et moins assuré dans sa marche; ayant peut-être en étendue ce que Newton avoit en profondeur; fait pour concevoir en grand, mais peu fait pour suivre les détails, tandis que Newton donnoit aux plus petits détails l'empreinte du génie; moins admirable sans doute pour la connoissance des cieux, mais bien plus utile pour le genre humain, par sa grande influence sur les esprits et sur les siècles.

C'est ici le vrai triomphe de Descartes; c'est là sa grandeur. Il n'est plus, mais son esprit vit encore: cet esprit est immortel; il se répand de nation en nation, et de siècle en siècle; il respire à Paris, à Londres, à Berlin, à Leipsick, à Florence; il pénètre à Pétersbourg; il pénétrera un jour jusque

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dans ces climats où le genre humain est encore ignorant et avili; peut-être il fera le tour de l'univers.

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On a vu dans quel état étoient les sciences au moment où Descartes parut; comment l'autorité enchaînoit la raison; comment l'être qui pense avoit renoncé au droit de penser. Il en est des esprits comme de la nature physique : l'engourdissement en est la mort ; il faut de l'agitation et des secousses; il vaut mieux que les vents ébranlent l'air par des orages, que si tout demeuroit dans un éternel repos. Descartes donna l'impulsion à cette masse immobile. Quel fut l'étonnement de l'Europe, lorsqu'on vit paroître tout-à-coup cette philosophie si hardie et si nouvelle! Peignez-vous des esclaves qui marchent courbés sous le poids de leurs fers: si tout-à-coup un d'entre eux brise sa chaîne, et fait retentir à leurs oreilles le nom de liberté, ils s'agitent, ils frémissent, et des débris de leurs chaînes rompues accablent leurs tyrans. Tel est le mouvement qui se fit dans les esprits d'un bout de l'Europe à l'autre. Cette masse nouvelle de connoissances que Descartes y avoit jetée se joignit à la fermentation de son esprit. Réveillé par de si grandes idées et par un si grand exemple, chacun s'interroge et juge ses pensées, chacun discute ses opinions. La raison de l'univers n'est plus celle d'un homme qui existoit il y a quinze siècles; elle est dans l'âme de chacun elle est dans l'évi

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