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naissez-vous milord Maréchal, ancien conjuré anglais, ancien réfugié en Espagne, aujourd'hui gouverneur ad honores de la petite principauté de Neuchâtel? Il passa hier par Genève pour aller, de la part du roi son maître prussien, allumer, s'il le peut, quelques flambeaux de la discorde. dans l'Italie. S'il ne sert que suivant l'argent que son maitre lui donne, il fera une besogne bien médiocre. Les nouvellistes du pays que j'habite, qui ont des correspondances dans toute l'Europe, disent toujours que la conspiration du Portugal n'est que la suite des amours du roi et de la jalousie d'un homme du vieux temps, qui a trouvé mauvais d'être c... Vous voyez, mesdames, que, depuis Hélène, vous êtes la cause des plus grands événements; mais les jésuites vous disputent votre gloire. Ils se sont mêlés de cette affaire, qui ne les regardait pas. De quoi s'avisent-ils d'entrer dans la vengeance de la mort d'une femme? Ils disent pour raison qu'ils étaient depuis long-temps en possession d'assassiner, et qu'ils n'ont pas voulu laisser perdre leurs priviléges. La mort prochaine du roi d'Espagne, les attentats contre les têtes couronnées, les amis du roi de Suède mourant par la main du bourreau, l'Allemagne nageant dans le sang, forment un tableau horrible. Cependant on ne songe à rien de tout cela dans Paris. On y est toujours aussi fou qu'auparavant, toujours se plaignant, toujours riant, toujours criant misère, et plongé dans le luxe; et moi, madame, toujours vous aimant avec le plus tendre respect.

A M. THIERIOT.

Au château de Tournay, 7 février.

Mon ancien ami, on peut, dans une séance académique, reprocher à l'auteur du livre intitulé de l'Esprit, que l'ouvrage ne répond point au titre; que des chapitres sur le despotisme sont étrangers au sujet; qu'on prouve avec emphase quelquefois des vérités rebattues, et que ce qui est neuf n'est pas toujours vrai; que c'est outrager Tbomanité de mettre sur la même ligne l'orgueil, l'ambition, l'avarice, et l'amitié ; qu'il y a beaucoup de citations fausses, trop de contes puérils, un mélange de style poétique et boursoufflé avec le langage de la philosophie, peu d'ordre, beaucoup de confusion, une affectation révoltante de louer de mauvais ouvrages, un air de décision plus révoltant encore, etc., etc. On devrait aussi, dans la même séance, avouer que le livre est plein de morceaux excellents.

Mais on ne peut voir sans indignation qu'on persécute, avec cet acharnement continu, un livre que cette persécution seule peut rendre dangeLeax, en fesant rechercher au lecteur le venin

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caché qu'on y suppose. On dit que cette vexation odieuse est le fruit de l'intrigue des jésuites, qui ont voulu aller par Helvétius à Diderot. J'estime beaucoup ces deux hommes, et les indignités qu'ils éprouvent me les rendent infiniment chers.

Je vous prie de me dire quel est le conseiller ou président géomètre, métaphysicien, mécani cien, théologien, poëte, grammairien, médecin, apothicaire, musicien, comédien, qui est à la tête des juges de l'Encyclopédie. Il me semble que je vois l'inquisition condamner Galilée. L'esprit de vertige est bien répandu dans votre pauvre ville de Paris.

Quelle pitié de fourrer dans leurs caquets un poëme sur la Religion naturelle! Les gens un peu instruits savent qu'il y a un poëme sur la loi naturelle, dans un recueil d'ouvrages assez connus, et que le poëme tronqué de la Religion naturelle est une mauvaise brochure dans laquelle l'auteur est estropié. Mais l'auteur ne s'en soucie guère, et sait ce qu'il doit penser des sots et des fous. Il y a long-temps que j'ai mis entre eux et moi un fil long de plus d'une brasse.

Quand vous serez démontmorencié, vous feriez bien de venir philosopher, avant ma mort, dans mes retraites. Il vaut mieux vivre avec ses amis que d'aller jusqu'au tombeau, de gîte en gîte, et de protection en protection. Je vous embrasse de tout mon cœur.

A M. DE BRENLES.

Fernex, 8 février.

Mon cher ami, nos lettres se sont croisées. Moi, renoncer à Lausanne, parce qu'un fripon genevois, M. Grasset, présenté au pape, a mérité le carcan! Moi, renoncer à vous qui m'avez fait Suisse ! Je ne suis pas capable d'une telle inconstance; je serais surtout très ingrat, si je prenais pour vous quitter le temps où l'on m'accable de bontés. Je méprise si souverainement toutes ces misères, que je n'ai jamais lu le Mercure suisse, où l'on avait fourré tant de rapsodies sur Calvin, Servet, et moi. Mais qu'on fasse un beau recueil® en forme, à Lausanne, sous mon nom; mais que, dans ce recueil, il y ait des choses dangereuses sur la religion et sur le roi de Prusse, c'est un attentat qu'il faut réprimer; et j'aurai toute ma vie la plus profonde reconnaissance pour le gouvernement de Berne, qui a daigné m'honorer d'une si prompte justice, et pour vous en vérité, mon cher ami, qui m'avez marqué dans cette petite affaire une affection si courageuse. Je vous supplie de présenter mes très humbles remerciements à M. le bailli; je ne doute pas qu'il n'ait étouffé jusqu'aux moindres traces de la friponnerie de ce Grasset.

Ce misérable était destiné à me faire du mal. C'est par lui seul que le prétendu poëme de la Pucelle parut dans le monde, rempli de platitudes et d'horreurs. Chassé de Genève pour avoir volé, il a trouvé grâce devant le pape et devant Bousquet, et l'on me dit que Bousquet avait enfin reconnu le caractère du maraud. J'espère revoir bientôt votre ville purgée de ce monstre, et y retrouver les charmes de votre société. Soyez sûr que mes petits ermitages, appelés châteaux, n'auront point la préférence sur la ville de Lausanne, à qui je dois mes jours les plus heureux.

Je ne sais ce que c'est que ces prétendues Lettres imprimées par ce fou de Néaulme; mais je ne m'embarrasse guère des sottises qu'on fait dans les pays où je ne suis pas. J'étais fâché d'être honni dans la ville de Lausanne où j'aime à vivre, et à

vivre avec vous. Vale. V.

A M. BERTRAND.

10 février.

Vous connaissez peut-être les nouvelles ci-jointes, mon cher ami. J'envoie aux seigneurs curateurs un Mémoire accompagné du certificat du décret de prise de corps contre Grasset, convaincu de vol à Genève.

Le libelle est saisi et défendu à Genève. Je sais que ce fatras est très ennuyeux ; mais un fripon n'en est pas moins punissable, parce qu'il est un sot. Je vous prie de voir le Mémoire envoyé aux seigneurs curateurs, dont un double a été dépêché à l'académie de Lausanne. Je le supprime ici pour ne pas grossir le paquet.

Je vous conjure de dire à M. de Freudenreich que mon cœur est pénétré de respect, d'estime et de reconnaissance pour lui au-delà de toute expression. Mes sentiments pour vous sont les mêmes. V.

Les chefs de la conspiration contre le roi de Portugal ont été exécutés. Le duc d'Aveiro, avant de mourir, a déclaré que c'étaient les jésuites qui l'avaient encouragé à l'assassinat du roi. Ils lui ont dit que non seulement il ne commettait pas un crime, mais qu'il fesait une action méritoire. Ils ont fait des neuvaines avec l'exposition du saint sacrement pour le succès de l'assassinat.

Les auteurs de ces conseils sont, suivant la déposition du duc d'Aveïro, un jésuite italien, un du Brésil, le père provincial, les anciens confesseurs du roi et de la famille royale, le père Mathos et le père Irance, tous cordons bleus de l'ordre. Ils sont actuellement dans les fers, au nombre de neuf. Voilà les nouvelles du 5, de Paris, et copiées sur la traduction portugaise, pour le roi de France.

A M. DE BRENLES.

Aux Délices, 12 février. Votre zèle pour vos amis, monsieur, pour l'honnêteté publique, et pour le maintien du bon ordre, triomphera sans doute de l'aveuglement et de la méprise de ceux qui veulent protéger un voleur qui imprime des libelles. Les magistrats de Genève agissent de leur côté; il est à croire que ceux de Lausanne, et l'académie, ne souffriront pas que leur ville soit déshonorée par un infâme et par des infamies. Je mande à peu près les mêmes choses à M. de Seigneux, confrère dans l'académie de Marseille, et j'ajoute que je suis un peu plus utile à la ville de Lausanne que Grasset; que j'y fesais plus de dépense que quatre Anglais ; qu'un notaire de Lausanne avait rédigé mon testament, par lequel je fesais des legs à l'école de charité, à la bibliothèque, à plusieurs personnes, et que la petite rage du bel esprit et de la typographie ne doit pas faire sacrifier la probité et les bienséances.

Les seules annotations que j'ai faites sur le libelle de Grasset, et que j'envoie à l'académie, suffisent pour faire sentir quelle est l'insolence du libelle. Je vous prie, mon cher ami, de présenter mes tendres et respectueux remerciements à M. le bailli de Lausanne. Il me paraît que vous avez à présent dans votre ville un fou et un fripon à juger.

Je vous embrasse tendrement; mille respects à madame de Brenles, et triomphez des sots; il y en a plus que de fous. V.

A M. LE BARON DE HALLER 1.

A Tournay, 10 février.

Voici, monsieur, un petit certificat qui peut servir à faire connaître ce Grasset pour lequel on réclamé très instamment votre protection. Ce malheureux a fait imprimer à Lausanne un libelle abominable contre les mœurs, contre la religion,

' RÉPONSE DE M. LE BARON DE HALLER.

Roche, 17 février.

Monsieur, j'ai été véritablement affligé de la lettre dont vous m'avez honoré. Quoi! j'admirerai un homme riche, indépendant, maître du choix des meilleures sociétés, également applaudi par les rois et par le public, assuré de l'immortalité de son noin, et je verrai cet homme perdre le repos pour prouver qu'un tel a fait des vols, et qu'un autre n'est pas convaincu d'en avoir fait !

Il faut bien que la Providence veuille tenir la balance égale pour tous les humains. Elle vous a comblé de biens, elle vous accable de gloire; mais il vous fallait des malheurs; elle a trouvé l'équilibre en vous rendant sensible.

Les personnes dont vous vous plaignez perdraient bien peu en perdant ce que vous appelez la protection d'un homme caché dans un petit coin du monde, et charmé d'être sans influence et sans liaisons. Les lois ont seules ici le droit de

contre la paix des particuliers, contre le bon ordre. I cher philosophe, combien ce libelle est méprisable; mais n'est-il pas utile de faire sentir aux prêtres qu'il ne leur est pas plus permis de farcir des libelles de leurs ordures, que d'assassiner leurs pénitents? Et n'est-il pas convenable que votre ami fait Suisse par vous ne soit pas outragé dans votre ville? Mille respects à la philosophie.

Il est digne d'un homme de votre probité et de vos grands talents de refuser à un scélérat une protection qui honorerait des gens de bien. J'ose compter sur vos bons offices, ainsi que sur votre équité. Pardonnez à ce chiffon de papier; il n'est pas conforme aux usages allemands, mais il l'est à la franchise d'un Français qui vous révère plus qu'aucun Allemand.

Un nommé Lervèche, ci-devant précepteur de M. Constant, est auteur d'un libelle sur feu M. Saurin. Il est ministre d'un village, je ne sais où, près de Lausanne. Il m'a écrit deux ou trois lettres anonymes sous votre nom. Tous ces gens-là sont des misérables bien indignes qu'un homme de votre mérite soit sollicité en leur faveur.

Je saisis cette occasion de vous assurer de l'estime et du respect avec lesquels je serai toute ma vie, etc. VOLTAIRE.

A M. DE BRENLES.

A Tournay, 20 février.

Les jésuites font donc pis que Grasset, mon eber ami, ils assassinent donc le roi qu'ils ont confessé! Que ne les jugez-vous, monsieur l'assesseur baillival! que ne sont-ils tous au tribunal de la rue de Bourg? Voilà qui est fait, disait un vieux galant, à propos de la Brinvilliers; si les dames se mettent à empoisonner, je n'aurai plus d'estime pour elles. Je n'en ai plus pour Grasset, ni même pour Watteville, et, entre nous, je ne conçois guère comment Darnai s'est associé avec le valet des Cramer décrété de prise de corps pour avoir volé ses maîtres. On me paraît très indigné à Berne contre cette manœuvre. Grasset demandait à être naturalisé, et a été refusé. Darnai demandait de l'argent, et n'en a point eu. Je sens au reste, mon

protéger le citoyen et le sujet. M. Grasset est chargé des affaires de mon libraire. J'ai vu M. Lervèche chez un exilé, M. May, que j'ai visité quelquefois depuis sa disgrâce, et qui passait ses dernières heures avec ce ministre.

Si l'un ou l'autre a mis mon nom sous des anonymes, s'il a laissé croire que nos relations sont plus intimes, il aura vis-à-vis de moi des torts que vous sentez avec trop d'amitié. Si les souhaits avaient du pouvoir, j'en ajouterais un aux bienfaits du destin. Je vous douerais de la tranquillité, qui fuit devant le génie, qui ne le vaut pas par rapport à la société, mais qui vaut bien davantage par rapport à nousmemes; alors l'homme le plus célèbre de l'Europe serait aussi le plus heureux.

Je suis avec l'admiration la plus parfaite, etc. Haller.

1 Si M. de Haller s'était rappelé combien la conduite de Grasset était infâme, il aurait sans doute, tout bon calviniste qu'il était, ré

pondu d'un ton moins magistral.

Un étranger se présente chez Voltaire, et lui raconte qu'il a vu à Berne M. de Haller. Voltaire le félicite sur le bonheur qu'il a eu

de voir un grand homme, « Vous m'étonnez, dit l'étranger; M. de Haller we parle certainement pas de vous de la même manière. Eh bien ! répliqua Voltaire, il est possible que nous nous trom. pious tous deux. » K.

A M. DE BRENLES.

J'étais étonné de votre silence, mon cher ami; je tombe des nues; on me dit que vous êtes fâché du petit mot que je vous écrivis sur la cabale de Grasset. Il me semble, autant que je puis m'en souvenir, que j'étais aussi touché de votre amitié que mécontent du parti de Grasset. Je crois vous avoir dit que ce parti me paraissait insensé de protéger un fripon décrété de prise de corps pour avoir volé ses maîtres, contre votre ami qui s'était attaché à Lausanne, qui n'y était venu que pour vous, qui dépensait à Lausanne autant qu'un Anglais, et qui laissait un legs à l'école de charité de Lausanne. Tout cela est vrai; je vous ouvre toujours mon cœur, parce que la franchise de l'amitié permet tout. Si j'ai ajouté quelque sottise, avertissez-moi; un ami doit avertir son ami. * J'ai mandé à M. le bailli de Lausanne « que je « me mettais sous la protection d'un brave officier « comme lui, et que le parti de Grasset avait beau « faire demi-tour à gauche, je ne craignais rien « de ses manœuvres, avec un commandant comme « lui. » Il me semble encore que cette lettre est agréable et doit plaire; il m'a répondu avec sa bonté ordinaire. Je suis très content; je n'imagine pas pourquoi on me mande qu'on ne l'est point. Je n'en crois rien ; je n'en veux rien croire. Périssent les tracasseries! Conservez-moi, vous et votre chère philosophe, une amitié dont j'ai toujours senti le prix et chéri les douceurs. V.

L'exécution des jésuites ne se confirme pas; on ne fait que mentir d'un bout de l'univers à l'autre.

A. M. FORMEY.

Au château de Tournay, par Genève, 3 mars,

J'ai reçu votre lettre avec un très grand plaisir, monsieur ; je me sers, pour vous répondre sans qu'il vous en coûte de frais, de la voie des mêmes négociants qui envoient mes paquets au Salomon et à l'Alexandre du Nord. Il se pourrait bien faire que ce paquet-ci tombât entre les mains de quelques housards, car le champ des horreurs est déjà ensanglanté dans le meilleur des mondes possibles; mais on ne verra dans mes paquets que

de quoi rire; je ne me mêle point, Dieu merci, des affaires des rois, et je me contente de plaindre les peuples.

J'ai fort connu le meurtrier Manstein dont vous me parlez. Dieu veuille avoir son âme ! c'était un vigoureux alguazil; il avait arrêté le général Munnich, et s'était battu avec lui à coups de poing, pour le service de sa gracieuse impératrice. Il s'enfuit, quelque temps après, du beau pays de la Russie pour venir dans votre sablonnière. Il me montra des Mémoires de Russie, que je corrigeai à Potsdam. Pendant que nous étions occupés à cette besogne, le roi m'envoya des vers par un coureur. Manstein, impatient de voir que je préférais les vers de Frédéric à la prose de Manstein, s'en plaignit au modeste Maupertuis, lequel, encore plus fâché de ce que le roi ne le consultait pas sur la manière d'exalter son âme et d'enduire le corps de poix-résine, s'avisa de dire que le roi n'envoyait qu'à moi son linge sale à blanchir.

Après avoir dit ce prétendu bon mot, il s'avisa de m'en faire honneur; et de là vinrent toutes les belles tracasseries qui n'ont fait aucun profit ni à Frédéric-le-Grand, ni à Maupertuis, ni à

moi.

Depuis ce temps-là, milord Maréchal m'a parlé, à ma campagne, de ce manuscrit que je connaissais mieux que lui. On a proposé aux Cramer, libraires de Genève, de l'imprimer. Mais qui diable a pu vous dire que je l'avais voulu acheter mille ducats? Pourquoi l'achèterais-je ? Vous me croyez donc bien riche et bien curieux! il est vrai que je suis bien riche; mais je ne donnerais pas mille ducats de l'Ancien Testament; à plus

forte raison d'un manuscrit moderne.

Je vous assure que je suis très sensible à la perte que vous avez faite; mais, s'il vous reste autant d'enfants que vous avez fait de livres, vous devez avoir une famille de patriarche.

procès à Bâle pour avoir fait un enfant à une fille, et il s'en est tiré très glorieusement.

Vous avez donc travaillé aussi à l'Encyclopédie! Eh bien! vous n'y travaillerez plus; la cabale des dévots l'a fait supprimer, et peu s'en est fallu qu'elle n'ait été brûlée comme les œuvres de Calvin. Laissons aller le monde comme il va. Puisse la guerre finir bientôt, et que votre chancelier en signe les articles! Faites-lui bien mes compli

ments.

Si ce n'était pas une indiscrétion, vous me feriez un plaisir extrême de me mander ce qu'est

devenu l'abbé de Prades.

Adieu, monsieur ; je suis, etc.
VOLTAIRE,

Comte de Tournay, gentilhomme ordinaire du roi.

A M. LE COMTE DE SCHOWALOW.

A Tournay, par Genève, 4 mars.

Monsieur, je reçois en même temps une lettre de vous et une autre des grandes Indes, datées du même mois. Le courrier qui m'a rendu celle dont votre excellence m'honore n'a pas, à ce que je crois, des ailes aux talons comme Mercure, ou bien apparemment quelque partisan prussien lui aura coupé ces ailes dans la route. Vous me coupez furieusement les miennes, monsieur, en me privant des mémoires que vous aviez eu la bonté de me promettre sur les exploits militaires du czar Pierre, sur ses lois, sur sa vie privée, et encore plus sur sa vie publique. J'ai tout au plus de quoi composer un recueil très sec de dates et d'événements; mais je suis très loin d'avoir les matériaux d'une histoire intéressante. Je ne puis plus imaginer, monsieur, que vous ayez abandonné un projet si noble et si digne de vous, projet dont tout l'empire doit desirer l'exécution, et auquel je présume que votre souveraine s'intéresse. Je suis très sensible à votre thé de la Chine; mais je vous avoue que des instructions sur le règne de Pierre-le-Grand me seraient infiniment plus précieuses. Mon âge avance; je ferai mettre sur mon tombeau : Ci-git qui voulait écrire l'Histoire de Pierre-le-Grand. Je ne doute pas, monsieur que votre excellence n'ait d'autres occupations qui emportent la plus grande partie de son temps;

Je serais fort aise de voir votre Philososophe païen, attendu que je suis païen et assez philosophe. A l'égard de vos Consolations pour les Valétudinaires, je n'en ai pas besoin, depuis que j'ai recouvré la santé avec la liberté, dans un séjour charmant. Envoyez-moi plutôt des conseils pour gouverner mes paysans et mes curés. 'J'ai acheté deux belles terres à une lieue des Dé-mais, s'il vous en reste, songez, monsieur, que lices; je suis devenu laboureur, et je vais semer, cette année, avec la nouvelle charrue; cela me donne de la santé. Je croyais n'avoir pas deux mois à vivre quand je vins aux Délices. Votre roi se serait amusé à faire de moi une plaisante oraison funèbre. Il me mandait, l'autre jour, que Maupertuis se mourait; si cela est, il mourra au lit d'honneur, car il vient d'avoir un petit

c'est moi qui vous conjure aujourd'hui de ne pas oublier le héros sans les soins duquel vous ne seriez peut-être pas aujourd'hui un des génies les plus cultivés et les plus aimables de l'Europe. Votre esprit s'est embelli de toutes les sciences que ce grand homme a fait naître. La nature a beaucoup fait pour vous; mais Pierre-le-Grand n'a peut-être pas fait moins. J'ai l'ambition d'être

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Les seigneurs curateurs de l'académie de Lau-tées, et la lettre de madame de Bellot. Je vais

sanne me font l'honneur, mon cher ami, de me mander, en corps, qu'ils ont condamné le libelle en question, et qu'ils censureront l'éditeur. Je suis également touché de leur justice, de leur bonté, et de leur extrême politesse. Je ne doutais pas d'un jugement si équitable et d'un procédé si noble, après les lettres dont leurs excellences, messieurs les avoyers, et les principaux membres de la souveraineté, m'avaient honoré sur cette affaire. En effet, il n'était point du tout convenable qu'il fût permis d'insulter, dans un libelle diffamatoire, une famille vertueuse et très innocente des fautes de son père. M. Saurin, ancien secrétaire de monseigneur le prince de Conti, méritait des égards. J'étais chargé, de sa part et de celle de toute sa famille, d'empêcher ce scandale; je l'ai fait avec tout le zèle de l'amitié; j'ai rempli mon devoir, et je vois avec plaisir que j'ai été secondé par tous les honnêtes gens. Je vous prie de montrer cette lettre à M. le ministre Polier de Bottens, et à M. d'Hermanches dont l'honneur, la probité et la bonté ont pris si généreusement le parti d'une famille affligée. Je Vous supplie surtout, mon cher ami, de présenter mes tendres et respectueux remerciements à M. le bailli, pour qui je conserverai une éternelle reconnaissance.

Adieu; je n'ai pas si bien senti que dans cette petite affaire le prix de votre amitié, et tout ce que vaut la franchise de votre belle âme. Je m'applaudis plus que jamais d'avoir été attiré à Lausanne par vous. Je vous embrasse du meilleur de mon cœur. Mille respects à votre chère philosophe. V.

A M. VERNES.

Tâchez, mon prêtre aimable, de savoir et de me dire s'il n'y a pas au moins cinq cents familles françaises dans Genève. Pourquoi ce monstre de Caveyrac dit-il qu'il n'y en a pas cinquante? Il faut confondre cet ouvrage du diable qui veut justifier la Saint-Barthélemi et les cruautés exercées dans la révocation de l'édit de Nantes.

Qui sont les oisifs qui m'imputent je ne sais quel Candide, qui est une plaisanterie d'écolier, et qu'on m'envoie de Paris? J'ai vraiment bien autre chose à faire.

Bonjour, Fortunate puer. V.

lire ses œuvres, et je vous prie de me mander son adresse, car, selon l'usage des personnes de génie, elle n'a daté en aucune façon ; et je ne sais ni quelle année elle m'a écrit, ni où elle demeure. Pour vous, je soupçonne que vous êtes encore dans la rue Saint-Honoré. Vous changez d'hospice aussi souvent que les ministres de place. Madame de Fontaine vous reviendra incessamment; elle est chargée de vous rembourser les petites avances que vous avez bien voulu faire pour m'orner l'esprit.

J'ai lu Candide; cela m'amuse plus que l'Histoire des Huns, et que toutes vos pesantes dissertations sur le commerce et sur les finances. Deux jeunes gens de Paris m'ont mandé qu'ils ressemblent à Candide comme deux gouttes d'eau. Moi, j'ai assez l'air de ressembler ici au signor Pococurante; mais Dieu me garde d'avoir la moindre part à cet ouvrage ! Je ne doute pas que M. Joly de Fleury ne prouve éloquemment à toutes les chambres assemblées que c'est un livre contre les mœurs, les lois, et la religion. Franchement il vaut mieux être dans le pays des Oreillons que dans votre bonne ville de Paris. Vous étiez autrefois des singes qui gambadiez; vous voulez être à présent des bœufs qui ruminent; cela ne vous va pas.

Croyez-moi, mon ancien ami, venez me voir: je n'ai de bœufs qu'à mes charrues.

« Si quid novi, scribe; et cum otiosus eris, « veni, et vale. »

A M. LE MARQUIS DE THIBOUVILLE.

Au château de Tournay, par Genève, 15 mars. J'ai lu enfin, mon cher marquis, ce Candide dont vous m'avez parlé; et plus il m'a fait rire, plus je suis fâché qu'on me l'attribue. Au reste, quelque roman qu'on fasse, il est difficile à l'imagination d'approcher de ce qui se passe trop réellement sur ce triste et ridicule globe depuis quelques années. Nous nous intéressons un peu, madame Denis et moi, aux malheurs publics, à la persécution suscitée contre des philosophes très estimables, à tout ce qui intéresse le genre humain; et quand nos amis ne nous parlent que de pièces de théâtre et de romans qui nous sont parfaitement inconnus, que voulez-vous que nous répondions? Elle dit que l'amitié doit se nourrir

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